Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LE JOUR OÙ J'AI RENCONTRÉ JÉRÔME LINDON

Jérôme Lindon est mort le 9 avril 2001.

C'est un télégramme, dix-sept ans plus tôt, qui fut mon premier lien avec lui, je revois très bien le papier pâle et bleuté et les mots impersonnels écrits à la machine sur des bandelettes de papier blanc collées les unes à côté des autres, j'en ai pris connaissance devant la cheminée de la maison d'Erbalunga et je tâchais de contenir mon excitation, je ne sais plus exactement ce qui était écrit sur ce télégramme, ce devait être un message très simple, Jérôme Lindon me demandait sans doute de le rappeler, mais je me souviens que je ressentais un calme étrange en regardant ce papier entre mes mains, pressentant qu'il recelait la confirmation en puissance de l'orientation de ma vie.

Je n'ai parlé à Jérôme Lindon que le lendemain, depuis la petite cabine téléphonique de la poste d'Erbalunga. Je me souviens parfaitement des premiers mots de cette conversation, moi recroquevillé dans la cabine vitrée à l'intérieur de la poste, la tête baissée, une main sur le récepteur pour ne pas en perdre une miette, et lui me demandant d'entrée si j'avais déjà signé un contrat avec un éditeur. Non, le manuscrit de La Salle de bain avait été refusé par toutes les maisons d'édition à qui je l'avais proposé, et il était resté en souffrance aux Éditions de Minuit dans le bureau d'Alain Robbe-Grillet, qui enseignait alors aux États-Unis, Jérôme Lindon ne l'ayant découvert que par hasard un jour qu'il vaquait dans l'immeuble (un arrosoir à la main, qui sait, comme il m'est arrivé de le voir par la suite, il aurait très bien pu faire sienne cette phrase de Beckett, dans l'Expulsé ou dans Molloy, “il n'y a que moi qui comprenne quelque chose aux tomates dans cette maison”).

À partir de ce jour, et pendant toute la durée du mois qui suivit — j'avais renvoyé le contrat signé par la poste, mais nous ne nous étions pas encore vus — il me téléphonait en Corse une ou deux fois par semaine, chez les voisins qui occupaient la petite ferme en contrebas de la maison (il y avait cinq minutes de marche aller, et cinq minutes retour entre les deux maisons). J'arrivais, tout essoufflé et ravi, et nous discutions de choses et d'autres au téléphone, de mes influences littéraires et de mon manuscrit. À l'époque, cela me paraissait normal qu'un éditeur s'intéresse d'aussi près aux moindres détails lilliputiens du manuscrit d'un inconnu. Le jour de Noël 1984, il m'a même téléphoné à Bruxelles, chez mes parents, il avait un petit doute sur la forme qu'il fallait préférer : “une sinusite, pour lui, n'était rien que banal” ou “une sinusite, pour lui, n'avait rien que de banal”. Il aurait, certes, pu m'appeler le soir du réveillon, mais, avec beaucoup de sagesse, il a préféré attendre le lendemain, jugeant sans doute que la question pouvait attendre jusqu'au 25 décembre.

Finalement, nous nous sommes rencontrés pour la première fois un après-midi de décembre 1984. Je me souviens très bien du premier regard que Jérôme Lindon m'a adressé ce jour-là, incroyablement droit, j'ai senti un regard infaillible dès le premier coup d'œil, un regard qui évalue, qui jauge et qui juge, cela faisait moins de cinq secondes que j'étais en face de lui, il venait de se lever de son fauteuil pour m'accueillir dans son bureau du troisième étage de la rue Bernard-Palissy, et il était en train de se demander, avec ce sentiment d'urgence, de curiosité et de vivacité, qui faisait de lui un si grand éditeur, si j'étais, ou non, plus grand que lui. Mais rien ne transparut dans son attitude, il demeura impassible et me fit asseoir, aucune expression de déception sur son visage en constatant que j'étais très légèrement plus grand que lui, peut-être une légère contrariété contenue, un fugitif sentiment d'amertume tout aussitôt chassé de son esprit (bah, les jeunes auteurs n'auront plus le respect des anciens, l'élémentaire politesse d'être légèrement plus petits que leur éditeur).

Je dirais même que cette scène, et l'impression si forte que m'a laissée ce premier regard, je l'ai décrite quelques mois plus tard dans un livre, en travestissant naturellement la réalité pour en faire de la fiction, en la décalant, en superposant plusieurs images vécues et imaginées, plusieurs sensations et plusieurs émotions, comme on le fait dans les rêves, ou dans la littérature. Cette scène, je l'ai décrite dans Monsieur. Voici la scène, je vous demanderais simplement d'imaginer Jérôme Lindon en médecin (avec une blouse blanche et un stéthoscope) : “Très grand, élégant dans sa blouse blanche, le docteur Douvres était un homme d'une cinquantaine d'années, mince et distingué, qui, se levant pour accueillir Monsieur, lui serra la main et, plutôt que d'aller se rasseoir, commença à lui parler de choses et d'autres en avançant vers lui tandis qu'il reculait. Ayant fini par acculer Monsieur dans un angle du mur, sans cesser de disserter en face de lui, il le toisa discrètement du regard pour évaluer mentalement s'il était, ou pas, plus grand que lui (les gens, tout de même). Puis, il alla s'asseoir. Posant les deux mains à plat sur le bureau, il lui demanda ce qui n'allait pas.”

Je n'ai pas beaucoup d'autres souvenirs de notre conversation ce jour-là, mais je revois encore très bien les lieux, le bureau de Jérôme Lindon au troisième étage de la rue Bernard-Palissy, les étagères de livres aux murs, blanc et bleu avec l'étoile de Minuit, ou aux jaquettes multicolores des innombrables exemplaires des traductions des auteurs de la maison, beaucoup de choses nouvelles commençaient pour moi ce jour-là, qui allaient devenir rituelles et immuables, le rendez-vous de midi et demie pour aller déjeuner, sa cavalcade dans les escaliers pour venir accueillir le visiteur et lui serrer la main, son très léger essoufflement après un tel raid, la lente marche vers le restaurant Le Sybarite, l'échange de nouvelles et les petites plaisanteries échangées dans la rue, sa façon de les esquiver et de relancer la conversation après un instant de silence, la demi-bouteille de Badoit qu'il commandait au restaurant, les vêtements qu'il portait, la laine de sa cravate et le tweed de sa veste, ses pulls en V, des couleurs chaudes, des chevrons, du beige et du bordeaux. Ce dont je me souviens aussi, ce mélange d'assurance autoritaire dans le regard qui imposait le respect et une douceur dans les gestes, dans le glissé des mains et l'onctuosité de la voix qui apaisait l'interlocuteur et parait par avance ses éventuels coups de griffes, à la manière de ces dompteurs aguerris au contact des grands fauves particulièrement vulnérables, dangereux et imprévisibles que devaient être — je commençais à le pressentir — les écrivains.

En sortant de ce premier rendez-vous, en cette fin d'après-midi de décembre 1984, mes forces m'abandonnèrent peu à peu, trop de choses à la fois étaient en train de s'accomplir, trop d'émotions, et je me suis assis sur le trottoir, rue de Rennes, il faisait nuit, des décorations de Noël pendaient à des fils le long de la chaussée, aux devantures des magasins, j'étais assis au bord de la chaussée, le front humide de transpiration, les phares des voitures passaient sur mon visage, mon regard se brouillait et je me sentais m'évanouir lentement, je suivais des yeux les feux arrières des voitures qui s'éloignaient sur le boulevard Saint-Germain, je regardais le ciel, je regardais la ville, j'avais relevé le col de mon manteau et je ne bougeais plus, j'étais assis là dans la rue à Paris vers six heures du soir, j'avais vingt-sept ans, bientôt vingt-neuf, je venais de quitter Jérôme Lindon et j'allais être publié aux Éditions de Minuit.

 

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