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SIMENON, LE SCANDALE

La question de savoir quelle est la place exacte occupée par Georges Simenon dans l'histoire de la littérature du XXe siècle est un vieux débat. Depuis des lustres, on n'arrête pas de la poser — et on ne sait jamais trop comment il convient de la résoudre. La chose est due essentiellement au fait qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais eu de loi écrite ni de loi prescrite en la matière. Ni davantage de critères absolus permettant de dire, sans courir le risque de se tromper, pourquoi un tel est un grand auteur et pourquoi un tel autre ne l'est pas. Ce dont on dispose seulement, c'est d'un ensemble de facteurs sur la base desquels on arrive à fonder des opinions plus ou moins solides et des jugements de valeur plus ou moins péremptoires. Le succès public constitue l'un d'entre eux.

Le romancier Jean Muno estimait ainsi que tous les écrivains français importants du XXe siècle avaient eu, à un moment ou à un autre, tôt ou tard, du succès de leur vivant, soit que certains de leurs livres avaient connu de gros tirages, soit qu'ils avaient été distingués par un prix littéraire de renom comme le Goncourt ou le Femina, si ce n'est le Nobel. Ou encore parce que l'intelligentsia, la critique officielle ou le small world universitaire les avaient remarqués, s'étaient penchés sur leur opus avec beaucoup de gratitude et de bienveillance et les avaient souvent portés aux nues.

Pour illustrer ses propos, Jean Muno citait une multitude de romanciers de l'Hexagone (qu'il appréciait ou qu'il n'appréciait pas du tout) : Marcel Proust, André Gide, Louis Ferdinand Céline, Jean Giono, Paul Morand, Julien Green, François Mauriac, Georges Bernanos, Colette, André Malraux, Marcel Aymé, Antoine de Saint-Exupéry, Jean Cocteau, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Raymond Queneau, Julien Gracq, Samuel Beckett, Romain Gary, Albert Cohen, Georges Pérec…

Parlant du poète normand Charles-Théophile Féret, le facétieux, le remarquable, l'éclectique mais le malheureusement trop oublié Fernand Fleuret ne disait pas, a contrario, autre chose : “Hélas! je crains fort qu'aujourd'hui celui qui n'a pas connu la gloire de son vivant ne la tente encore moins dans l'avenir.”

Jean Muno pensait aussi que ce qu'on appelle le succès critique — un succès critique constant et continu — peut être, de la même manière, un signe objectif de reconnaissance, en particulier dans le cas des poètes. Par exemple René Char, Francis Ponge, Henri Michaux ainsi que la plupart des surréalistes qui sont effectivement des auteurs reconnus, même s'ils ne mobilisent pas des foules considérables de lecteurs.

En ce qui me concerne, j'ai tendance à lui donner raison. Je crois en effet qu'un grand écrivain est tantôt un auteur dont les livres se vendent presque sans cesse (j'entends sans cesse dans le temps, et peut-être aussi dans l'espace), tantôt un auteur dont les livres se vendent peu mais qui jouit d'un réel statut, d'une légitimité comme on se plaît à dire aujourd'hui, dans le populeux territoire de la littérature, et qui suscite régulièrement des mémoires et des thèses. C'est dans cette seconde (et brillante) catégorie que je rangerai volontiers (et pour me cantonner ici aux seuls écrivains de langue française) Remy de Gourmont, Raymond Roussel, Paul-Jean Toulet, Valery Larbaud, Léon-Paul Fargue, Marcel Lecomte, Joseph Delteil, Emmanuel Bove, Jean Paulhan, Pierre Klossowski, Maurice Fombeure, Henri Calet, Jean Follain, Raymond Guérin ou encore Georges Perros — autant d'amis chez qui j'aime rendre visite, d'ordinaire à l'improviste, et qui ne refusent jamais de me confier quelques lointains secrets. Quant aux cas de grande reconnaissance posthume, ils sont rarissimes. En dehors de celui de Gérard de Nerval, au XIXe siècle, et de ceux de Boris Vian et d'Alexandre Vialatte, au XXe siècle, je n'en vois guère…

Si on prend en considération ce que j'avance et qu'il est assez facile, je crois, de vérifier, il ne fait donc aucun doute que Georges Simenon est un des écrivains les plus importants de la littérature moderne — et son importance est d'autant moins contestable que ses livres, la saga des Maigret comme les romans qu'il allait lui-même qualifier de durs (et qui, d'ailleurs, ne le sont pas tous), continuent de nos jours d'être réédités et d'être lus, d'inspirer très souvent des cinéastes et de faire l'objet de nombreuses études, de symposiums, de colloques et de séminaires, dans les pays francophones, en Italie, en Allemagne, en Suède, en Russie, au Japon et ailleurs. Et plus le temps passe, plus les hommages se multiplient. Et plus son aura s'élargit.

Il y a à peine une vingtaine d'années encore, les essais critiques consacrés à Georges Simenon se comptaient sur les doigts d'une seule main : à présent, ils sont légion. Et des tas d'autres, dans la perspective du centenaire de sa naissance, en 2003, sont d'ores et déjà programmés. Sans oublier que la Bibliothèque de la Pléiade prépare deux volumes regroupant certains de ses principaux romans et que les Presses de la Cité prévoient pour leur part une nouvelle édition de ses œuvres complètes. Sans oublier non plus qu'un peu partout, de Liège à Porquerolles, de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique au Mole Antonelliana de Turin, on s'apprête à le célébrer comme il se doit, expositions, conférences, débats, joutes oratoires, rétrospectives et festivals de films à l'appui.

Par contraste, on ne peut pas hélas dire la même chose de quelques-uns de ses contemporains passés à la trappe, après avoir rencontré de fréquents (et enrichissants) succès de librairie : Claude Farrère, Pierre Benoit, les frères Tharaud, Roger Vercel, Joseph Peyré, voire Francis Carco, Georges Duhamel, Henri de Monfreid ou même Henry de Montherlant. Et ce n'est pas parce que, de loin en loin, certains de leurs ouvrages revoient le jour ou qu'une biographie fervente et chaleureuse leur est dévolue que leur nom vient tout d'un coup s'inscrire en lettres de feu au panthéon des lettres.

Je ne tiens pas, me semble-t-il, un raisonnement spécieux — encore moins un raisonnement nourri par une admiration aveugle ou bâti sur mes propres goûts littéraires et mes propres caprices. Je ne puis pas néanmoins ne pas être frappé par le fait que Georges Simenon est un des seuls écrivains qui, depuis ses premiers livres signés de son patronyme, en 1931, a perturbé le milieu littéraire et l'a poussé à se poser des questions bizarres — des questions qu'on ne pose presque jamais, des questions qui ressemblent parfois à des insultes, quand elles ne sont pas ad litteram des outrages : est-il, oui ou non, un auteur fréquentable, a-t-il un style et quel serait-il au juste si on parvenait à en dégotter un derrière les fagots de la grammaire et de la syntaxe, écrit-il proprement ou négligemment, est-il un romancier à part entière ou un romancier par défaut, un vrai faux romancier ou un faux vrai romancier, un romancier de la tête ou un romancier de la jambe, un romancier pur ou un romancier perverti, un romancier de l'instinct ou un romancier de la méthode, un romancier fait ou un romancier faiseur, un romancier de la haine envers ses semblables ou un romancier de la compassion, un romancier malgré lui ou un romancier étant entré par effraction dans le Landerneau… Oui, autant de questions embarrassantes que Félicien Marceau, en 1954, allait résumer en quelques mots malicieux : “Dans tout raisonnement sur le roman contemporain, il y a un os. Cet os s'appelle Simenon.”

Os ou pas, je suis bien forcé de constater que la majorité des réponses qu'ont données les commentateurs, surtout en France et en Belgique, s'appuient en général sur la curieuse notion de genre et de catégories littéraires. Comme si un roman de type policier était a priori un roman de deuxième choix et comme s'il était impossible qu'une histoire criminelle fû,t un authentique chef-d'œuvre. Et comme si, somme toute, existait une hiérarchie des thèmes romanesques et qu'au sein de celle-ci les récits mettant en scène des gendarmes et des voleurs, des flics et des psychopathes, et racontant les tours et les détours d'une enquête menée par un fonctionnaire de la police, un privé ou un détective amateur, devaient nécessairement, obligatoirement figurer au bas de l'échelle. Ou alors carrément ailleurs, à côté, au rayon des curiosités et des anomalies littéraires, sur un minuscule escabeau.

Le statut scandaleux de Georges Simenon est éblouissant : c'est bel et bien celui d'un écrivain qui dérange et bouscule à la fois les règles du roman traditionnel et les usages en vigueur dans le roman policier classique. Et c'est parce que ce scandale demeure, parce qu'il s'impose comme une formidable évidence et se voit comme le nez au milieu de la figure, que le créateur de Maigret, l'homme qu'on a pu baptiser un jour le Balzac du XXe siècle, est depuis belle lurette et restera toujours un monstre sacré.

 

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