Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
UN AIR TROP SAUVAGE

Papa, Maman, Catherine et moi nous avons pris un avion rouge et argent, c'est un avion comme ça que Papa pilote d'habitude. Et on n'avait pas encore eu le temps de quitter Bruxelles qu'on était déjà arrivé à Paris, et quand l'avion a piqué pour l'atterrissage, on aurait dit que c'était la ville qui montait vers nous comme de la purée de fourmis. Alors on a pris un autocar bleu. À l'Hôtel de Normandie, on a retrouvé Tante Momie et Christine. On est allé manger tous ensemble. Les grands ont mangé des choses très bonnes couvertes de sauce aux champignons, j'aurais aimé ça, moi, mais Maman m'a dit :
   – Non, Xavier, tu auras un steak avec des frites, c'est meilleur pour le foie.
   J'ai regardé ma sœur pour voir si elle allait grogner, mais Catherine ne grogne jamais, alors j'ai fait comme elle. C'est toujours ainsi avec les grandes personnes, elles gardent le meilleur pour elles.
   Après on est allé à la Gare de l'Est, on a dit au revoir à Papa et Maman qui restaient à Paris pour s'y distraire un peu, et nous sommes montés dans un train avec tante Momie et Christine. Même avant le départ de ce fameux train, ça a commencé à être amusant. Une locomotive, sur les rails d'à côté, crachait pas son gros nez noir une fumée si épaisse qu'on aurait pu croire que c'était de l'encre. C'était la première fois que je voyais une locomotive d'aussi près, c'est beau une locomotive, bien plus beau qu'un avion.
   – Ne mets pas ta figure contre la vitre, m'a dit Catherine, tu vas te salir et Maman sera fâchée.
   Le train est parti après avoir beuglé comme une vache et je ne sais pas pourquoi j'ai eu un peu mal au ventre à ce moment, mais il y avait tellement de choses à regarder que je n'ai pas eu le temps de penser à mon mal de ventre qui est passé tout seul. De temps en temps le train s'arrêtait. Je croyais toujours qu'on allait descendre, mais non, je me trompais. Et dans chaque gare il y avait des tas de ferrailles qui ressemblaient à des squelettes de tortues géantes. J'ai dit à Catherine que c'était beau, tout ce fer. Elle a répondu oui, car ma sœur et moi nous sommes toujours d'accord pour tout. J'ai ajouté :
   – J'aimerais marcher dans tout ce fer.
   Tante Momie a ri si haut que je l'ai regardée : on lui voyait le fond de la bouche pendant quelle riait, tout à fait en arrière de ses dents, alors j'ai pensé à Bernard qui est mort et que je n'ai pas connu. Mais je me demande tout de même si je ne l'ai pas connu tellement on en parle souvent entre nous, dans notre maison de Bruxelles. Enfin on a changé de train et on est arrivé à Villiers. Le soleil chatouillait la rivière qui semblait rire avec des milliers de fossettes, le vent soufflait fort. J'ai dit que j'avais froid. Il y avait des canards boueux sur la route, des oies et des poules et un coq qui n'avait plus qu'une seule plume plantée dans son derrière sinon on voyait partout sa vilaine peau rose avec des grumeaux. J'ai vu le clocher de l'église. Il était quatre heures moins le quart, je sais lire l'heure depuis l'autre dimanche, c'est Maman qui m'a appris. On a aussi vu un tombereau bourré d'ordures et, dessus, des tas de chats qui suçotaient de vieux os. Il y avait même aussi un petit garçon qui devait avoir comme moi dans les cinq ans. Il jouait avec un pneu de vélo crevé, il avait l'air de drôlement s'amuser, j'aurais bien aimé m'asseoir près de lui au milieu des cochonneries.
   La maison de Momie était plus grande que je ne croyais, avec des quantités de fenêtres. Sa girouette tournait en grinçant. Et puis il y avait le parc qui s'en allait loin par derrière, si grand que c'était comme si on allait se noyer dans les feuilles, mais Caramel le boxer est sorti de la maison comme un fou et je n'ai plus vu que lui. Il a sauté sur moi et je suis tombé assis par terre. Momie criait :
   – Caramel, Caramel !
   Et Christine criait aussi. En une minute j'étais plein de salive mais je n'avais pas peur de sa gueule noire et de ses yeux de diable car Papa et Maman m'avaient bien prévenu qu'il était tout ce qu'il y a de gentil, Caramel. Il est aussi gentil que Dop et Flaps qui sont restés avec Doris dans notre maison de Bruxelles, mais il a drôlement plus de force qu'eux. On a bien ri. On est entré dans une belle salle à manger et Momie a dit :
   – Attention au parquet, les enfants, mettez les patins.
   Catherine et moi nous trouvions ça formidable de glisser comme ça sans bruit et ça brillait, ça brillait… J'ai vu une grenouille en porcelaine accrochée au mur avec des fleurs vertes sur son dos. Puis sous un globe, une grotte en coquillages où un petit Jésus était couché sur de la paille. Après ça, on est monté au second étage, et ça n'en finissait pas tellement il y avait de chambres, et Christine m'a dit :
   – C'est là que tu vas coucher ce soir.
   Je lui ai demandé où Catherine allait dormir.
   – Au premier, dans la bibliothèque, a dit Christine.
   J'ai eu envie de pleurer à l'idée que je serais seul au sommet de la maison, presque contre le ciel, et que les oiseaux viendraient peut-être me picorer le nombril avec leur bec en passant, alors Christine a dit :
   – Ça va, tu dormiras avec ta sœur.
   J'ai été soulagé. J'aime bien Christine. Je l'aime mieux que Momie car je la connais mieux puisqu'elle vient de temps en temps passer ses vacances dans notre maison de Bruxelles. C'est elle qui nous garde quand Papa et Maman vont en ville, et puis elle en connaît de belles histoires, ma cousine. D'ailleurs ça lui va bien de raconter des histoires vu qu'elle ressemble un peu à une grosse fée avec ses joues rouges et ses grands cheveux blonds qui pendent comme des échelles de chaque côté de sa figure jusqu'à son ventre. J'aimerais beaucoup grimper sur les échelles en cheveux de Christine. Tandis que Momie, je la connais moins bien car elle n'est venue qu'une fois dans notre maison de Bruxelles, au printemps, juste après que Papa et Maman sont allés l'aider à enterrer son mari ; elle avait pleuré et elle avait une façon raide de se tenir à table, pourtant je l'aime bien car elle ne sent pas mauvais comme la plupart des grandes personnes, mais elle est déjà un peu vieille, j'ai vu des rides sur son front. Je n'aime pas beaucoup ça, les vieux. Ils ont des genoux comme des cailloux ou des genoux en pente. Les genoux de la Maman de Papa sont en pente et quand elle me dit : « Viens t'asseoir sur mes genoux » je ne sais pas où me mettre. Alors comme je préfère Christine à Momie qui est la Maman de Christine, je me suis arrangé pour rester tout le temps près d'elle.
   Catherine et moi nous avons ôté nos belles affaires pour ne pas les salir, nous avons mis nos bottes pour aller jouer dans le parc. On courait le long d'un chemin avec plein de vases moisis à droite et à gauche, et nous sommes allés jusqu'au bord de la mare aux grenouilles où il n'y avait pas la moindre grenouille, vu que ce n'est pas la saison, paraît-il. Au potager, j'ai rencontré Alain le gardien, qui repiquait des salades. Ses mains étaient noires de boue. Il a ôté son béret et j'ai vu qu'il avait un paillasson de cheveux si épais qu'on aurait aimé s'essuyer les pieds dessus. Il m'a parlé, mais j'ai rien compris : il a ri, il n'avait plus une seule dent dans sa bouche, et ses yeux étaient si bleus que ça lui donnait un air gentil. J'ai pris une pelle et je l'ai aidé à creuser des trous dans la terre. Je me suis mis de la boue jusqu'aux oreilles, j'étais content, ça fait du bien d'être sale.
   C'est à ce moment que j'ai vu que Catherine n'était plus près de moi et je crois que c'est à cause de ça que tout a commencé d'aller de travers. J'ai crié :
   – Catherine, Catherine, où es-tu, Catherine…
   Seulement le vent me répondait. J'ai eu tout d'un coup une peur terrible que cette voix qui passait par-dessus ma tête ne soit pas celle du vent mais celle de Catherine qui, entre temps, serait morte et m'appellerait pour que j'aille la rejoindre. Je me suis mis à courir. Les feuilles retournées avaient une drôle de couleur, pâle à mourir, les branches se balançaient. Ça me rappelait un peu le bord de la mer en Belgique quand il va y avoir une tempête et que la mer se met à cracher du blanc comme des vieillards affreusement en colère. Alors j'ai entendu rire aux éclats très haut vers le ciel. J'ai levé la tête et j'ai vu cette sale bête de Catherine qui avait grimpé au sommet du plus grand sapin. Ses cheveux blancs — car nous avons tous des cheveux blancs dans notre maison de Bruxelles, sauf Papa et la bonne Doris — ses cheveux blancs flottaient et elle riait en criant :
   – Xavier, Xavier, Xavier, est-ce que tu oserais grimper aussi ?
   Pour comble, la nuit tombait, ça se voyait à certaines choses qui devenaient noires et à d'autres choses qui perdaient leurs couleurs ; et ce qui me faisait peur, c'est qu'il n'y avait pas moyen d'arrêter ça, c'était comme si une rivière épouvantable s'était mise à couler. Même si j'avais été un géant, j'aurais pas pu l'empêcher de couler partout à la fois.
   J'ai encore crié après Catherine et la sale bête a encore ri, puis il y a eu un moment où les choses claires ont été avalées par les choses noires, je ne voyais presque plus la maison entre les arbres, et le clocher de l'église a sonné huit heures. On ne le voyait pas sonner, on l'entendait seulement. Il ressemblait, dans le commencement de la nuit, à un chevalier des anciens temps comme il y en a dans le livre d'histoire de Catherine, quelqu'un avait l'air de frapper sur son armure qui tremblait et résonnait d'une façon horrible. J'ai cru que j'allais mourir. Je me suis mis à hurler aussi fort que je pouvais.
   Alors Momie est sortie de la maison qui était devenue noire aussi, on voyait juste la fenêtre de la cuisine éclairée. Momie avait un tablier blanc, je ne l'ai pas reconnue tout de suite ; elle ressemblait plutôt à un fantôme, et j'ai hurlé de plus en plus fort en enfonçant mes pieds dans la terre comme si j'allais creuser un trou sous moi. Christine est arrivée aussi. Catherine est descendue de son arbre, tout le monde parlait à la fois.
  – Mais qu'est-ce qu'il a, qu'est-ce qu'il a donc, Xavier ? disait-on.
   On m'a emporté directement dans la salle de bains et Momie a dit qu'un bain bouillant me ferait du bien parce que le voyage m'avait trop fatigué et que j'étais énervé comme tout. J'ai continué à hurler :
   – Je ne suis pas fatigué, je ne suis pas énervé.
   C'était vrai : je n'étais ni fatigué ni énervé mais ces sales grandes personnes avec leurs os durs, leur peau pendante et leurs trous de nez remplis de poils, eh bien, les grandes personnes ne nous croient pas quand on est sûr de quelque chose. Momie s'est mise en colère :
   – Mets-le vite dans l'eau, a-t-elle dit à Christine.
   Quand j'ai été dans l'eau, ça a été encore pis, je me suis mis à frapper l'eau avec mes mains pour éclabousser la salle de bains, alors Momie m'a claqué la fesse gauche. C'est devenu très chaud à cet endroit. J'ai regardé Momie et tout d'un coup je n'ai plus eu envie de crier. Il faisait étouffant. Sur la table, Christine avait étalé nos affaires pour la nuit ainsi que mon ours en peluche et ma petite automobile sans quoi je ne peux pas m'endormir. Catherine, nue dans la baignoire, avait sa figure de tous les jours, elle ne paraissait rien comprendre à ce qui se passait dans ma tête. Je l'ai regardée aussi fort que je pouvais, mais elle a continué à ne rien comprendre, la sale bête, ou peut-être qu'elle faisait semblant. Avec les filles on ne sait jamais.
   Christine m'a passé mon pyjama, c'est celui que Maman m'a cousu, avec des pois bleus. J'ai pris mon ours et je l'ai serré dans mes bras. Momie a dit :
   – Maintenant, mes chéris, il est temps de se mettre à table et puis d'aller dormir. Je connais deux petits chéris qui sont au bout de leur rouleau.
   Je lui ai fait dans son dos une de mes plus belles grimaces : des petits chéris au bout de leur rouleau, à quoi ça ressemble ? Alors j'ai senti les poils de mon ours caresser ma bouche et l'odeur de mon ours m'a donné mal, mal, mal à mon ventre. Mais pas à mon ventre-nourriture, non, à l'autre : au ventre-cœur. J'avais l'impression que quelqu'un cherchait à l'ouvrir tout grand pour s'y rouler en boule. Je n'avais plus envie de crier. Momie m'a pris par la main, nous avons trouvé Caramel qui nous attendait sur le palier, il était tellement content de me revoir qu'il m'a sauté dessus pour me lécher la figure. Il a fait tomber mon ours qui a dégringolé tout le long des escaliers. Le mal de mon ventre-cœur est devenu terrible. Je me suis mis à pleurer sans faire de bruit et nous sommes entrés dans la salle à manger.
   Il y avait un joli couvert, des fleurs au milieu de la table dans un vase bleu comme un œil. Cela ne m'a pas rassuré. Les patins non plus. Le lustre brillait, il y avait des tas de mouches qui crevaient à l'intérieur du globe car elles ne parvenaient plus à trouver la sortie, elles brûlaient sur place.
   – Qu'as-tu ? a dit soudain Momie très effrayée lorsqu'elle a vu mes joues mouillées. Les larmes qui ne font pas de bruit, ça effraie toujours les grandes personnes. Au fond, c'est mieux que de crier. J'ai répondu que je ne me sentais pas bien du tout.
   – Tu as faim, sans doute ? a ajouté Momie.
   – Non, je n'ai pas envie de manger.
   – Il doit avoir mal à l'estomac, a déclaré ma sale bête de sœur qui, jusqu'alors, n'avait pas ouvert le bec pour me défendre. C'est sans doute qu'il va vomir.
   Momie a eu l'air contrarié, on sent à sa façon de se pencher et de nous toucher qu'elle n'a pas l'habitude de s'occuper des enfants et qu'au fond ça l'embête terriblement.
  – Regarde la jolie rose au fond de ton assiette, a-t-elle dit. Allons, mon chéri, tu vas manger un pétale de rose, deux pétales de rose, trois pétales de rose pour faire plaisir à ta Tante Momie.
   J'ai fait non de la tête plusieurs fois en la regardant très fort tout au fond de ses yeux qui sont verts comme une prairie. Elle a exactement la même couleur d'yeux que ceux de Papa, ce n'est pas étonnant puisqu'elle est la sœur de Papa. J'ai failli lui dire que je n'avais pas du tout envie de lui faire plaisir, pourtant je me suis retenu car je ne voulais pas lui faire de chagrin, on m'avait dit qu'elle était terriblement malheureuse que Bernard soit mort, qu'il fallait prendre des précautions quand on lui parle. Juste à ce moment, je ne sais pas exactement comment ça s'est passé, elle est devenue blanche et triste dans sa figure comme si elle avait deviné ce qui se passait dans ma tête, et j'ai eu l'impression que la salle à manger disparaissait avec Catherine et Christine et les nouilles qui puaient sur la table, et la grenouille sur le mur et tout, et qu'il n'y avait plus que Momie et moi sur la terre. Dans mes oreilles il y avait le vide comme quand on est dans un bassin de natation et que l'on a mis sa tête sous l'eau : ça ressemble à la fin du monde. Momie a dit :
   – Je sais ce que tu as, Xavier.
   Elle a pris ma main. Je ne la lui ai pas retirée comme je fais d'habitude car je n'aime pas beaucoup me laisser toucher par les vieux, c'est plutôt dégoûtant. Je l'ai regardée encore plus fort et un peu d'air frais m'est entré dans le cœur, mais je n'ai pas répondu car je ne savais vraiment pas ce qu'elle voulait dire.
   – Viens raconter à Tante Momie, a-t-elle dit encore.
   Elle m'a pris sur ses genoux, elle a posé ma tête contre sa grosse poitrine avec un médaillon en argent au milieu qui me faisait rudement mal à la joue mais je n'ai rien dit car tout de même je me sentais bien contre cette grosse poitrine et j'avais envie de me laisser aller un peu.
   – Tu es triste parce que Papa et Maman ne sont pas près de toi ?
   J'ai répondu non.
   – Si tu entendais la voix de Maman et de Papa au téléphone, tu cesserais d'avoir mal ?
   J'ai dit oui, et mon nez s'est mis à couler jusque dans ma bouche, j'avais oublié mon mouchoir dans la poche de mon pantalon de velours.
  – Donc, tu es triste d'être loin d'eux ?… a insisté Momie en approchant tellement sa figure de moi que je voyais les rides de son front qui ressemblaient à des sentiers dans les dunes. Quand nous allons à Coq-sur-Mer, en Belgique, je grimpe sur une petite bicyclette rouge, je monte et descends dans les sentiers des dunes, c'est très amusant, et le vent souffle du sable sur mes mollets, ça pique comme si on m'enfonçait des milliers d'aiguilles. Elle m'a secoué pour que je réponde plus vite. J'ai répété non, non, non. Alors elle m'a dit que nous allions téléphoner à Papa et Maman, comme ça j'irais mieux. Elle m'a emmené dans une petite pièce jaune où le téléphone ressemble à un gros moulin à café. Elle a moulu un peu de café puis a dit :
– Allo, allo, c'est toi, Denys ? et elle a raconté que j'étais triste à Papa puis à Maman, ensuite elle m'a donné le cornet et j'ai entendu la voix de Papa qui venait de tellement loin que je me suis dit qu'ils avaient dû retourner sans nous dans notre maison de Bruxelles. J'ai imaginé qu'il fumait sa pipe, assis sur le petit mur du jardin, Dopsie et Flapsie couraient sur la pelouse, Maman pendait son linge aux cordes et on voyait se promener l'ombre de sa tête sur le linge, et le soleil était chaud, le vent sautait, et j'entendais s'arrêter la belle auto du laitier qui escaladait les marches du perron de notre maison de Bruxelles, et Doris remuait dans le creux de sa main les sous qu'elle devait donner au laitier, et les deux bouteilles de lait étaient froides, froides et humides, alors j'ai hurlé dans le cornet :
   – Papa ? c'est toi, Papa ?
   Mon cœur gonflait comme un ballon de baudruche, il a éclaté sans faire de bruit. Les larmes ont fait du bien à mes joues.
   – Oui, fils, répondait la voix lointaine de Papa. Oui, fils, c'est moi.
   J'ai eu l'impression qu'il me clignait de l'œil, assis sur le petit mur du jardin de notre maison de Bruxelles, la fumée puante de sa pipe montait autour de sa belle figure d'aviateur, Maman avait fini de pendre son linge. Nous étions maintenant assis autour de la cheminée du salon où brûlait un grand feu, c'était dimanche, Maman nous avait mis nos belles affaires, elle avait fait des tresses à Catherine. Papa tenait le gril à long manche dans lequel il y avait une entrecôte formidable qui ressemblait à un prisonnier derrière ses barreaux, puis il mettait le gril au-dessus de la braise et le prisonnier prenait feu et son sang coulait et pétait au milieu des flammes et nous nous sentions tellement heureux Catherine et moi, que nous dansions autour de la cheminée. Une fois le prisonnier cuit à point, Papa le posait sur un plat et le découpait en cinq morceaux : un pour chacun de nous quatre et un pour Doris qui apportait sur la table une cuvette pleine de frites croustillantes et de la salade. On mangeait. Après ça il ne restait rien dans nos assiettes et nous étions si fatigués d'avoir tant mangé qu'on se taisait. Ensuite Papa donnait le signal de la sieste. Il s'étendait sur la peau de bique par terre devant la cheminée où le feu commençait déjà à dormir, Maman s'étendait à côté de lui, et Catherine et moi nous montions dans notre chambre. Catherine me lisait Tintin et Milou, j'aime beaucoup Tintin et Milou, puis je me mettais à somnoler un peu…
   – Papa, c'est toi ? ai-je hurlé dans le téléphone.
   Je le serrais, ce téléphone, comme s'il avait été le cou d'un poulet que je voulais étrangler et mon cœur éclatait.
   – Qu'est-ce qui se passe, fils ? tu n'es pas bien près de Momie ?
   – Si, si, j'ai répondu en hurlant toujours.
   Cela me faisait du bien de hurler comme ça, on aurait dit que les larmes et la tristesse s'en allaient dans mes cris.
   – Et Caramel, tu l'aimes aussi ?
   – Oui, ai-je hurlé encore plus fort.
   Je me suis mis à rire tout en pleurant, j'étais si heureux d'entendre la voix de Papa que j'ai eu tout d'un coup l'envie de faire le clown pour faire rire Momie et Christine qui me regardaient.
   – Alors, tu n'as pas de raison de pleurer, a dit la voix tranquille de Papa.
   Il s'est tu un instant, puis il a dit que Maman allait me parler à son tour. Elle m'a dit que je devais être sage avec Momie et Christine et leur obéir pour tout. Puis il y a eu un petit bruit sec : on aurait dit qu'un insecte était écrasé quelque part dans les fils du téléphone entre Paris et Villiers et qu'il mourait en poussant son dernier soupir. Alors Momie m'a emmené de nouveau dans la salle à manger. Brusquement j'ai eu une faim terrible et j'ai trouvé que les nouilles ne puaient plus, et les fleurs brillaient sur la table et j'aurais aimé qu'il fasse encore jour pour aller jouer avec Caramel au fond du parc. Pendant qu'elle coupait mon jambon, Momie m'a dit :
   – Je sais ce que tu as, mon chéri.
   Sa voix est devenue douce. À ses yeux, j'ai deviné tout de suite qu'elle allait me dire la vérité, qu'il était impossible qu'elle se trompe.
   – Tu as le mal du pays.
   – Qu'est-ce que c'est, le mal du pays ? a demandé Catherine avec sa figure rose perdue au milieu de ses cheveux qui ressemblent à une meule dans laquelle on aurait trop joué. Je lui ai donné un coup de pied sous la table pour lui apprendre à poser des questions stupides. Momie a ajouté en se tournant vers ma sale bête de sœur :
   – Il a le mal de sa maison de Bruxelles.
   J'ai fait oui avec ma tête. Je ne voulais pas le dire avec ma bouche car j'avais l'impression d'avoir avalé une châtaigne avec son écorce, ses piquants et tout.
   – Ça veut dire quoi, le mal de sa maison de Bruxelles ? a insisté Catherine.
   Je me suis demandé si elle ne le faisait pas exprès, de jouer à l'imbécile. Je la connais, quelque chose de bizarre se passe dans ses yeux quand elle ment. Mais non, elle ne comprenait rien à rien, tout simplement. Voilà ce que c'est, les filles.
   Alors j'ai vite terminé mon repas et Christine nous a emmenés dans la bibliothèque, au premier étage, là où nous devions dormir. J'ai dit à Christine que je trouvais cette chambre vraiment très jolie et que j'aimais la couleur des murs et aussi tous les dessins pendus partout.
   – C'est Bernard qui avait peint les murs, a-t-elle répondu, c'est aussi lui qui a fait les dessins.
   J'ai rien dit car j'ai bien vu que c'était des portraits de Momie, il y en avait plusieurs les uns à côté des autres en couronne autour de mon lit, il valait mieux ne pas parler de Bernard vu qu'il est mort et que ça fait du chagrin à tout le monde. Sur une table ronde, il y avait aussi une femme nue en marbre. J'ai deviné aussi que c'était Bernard qui l'avait faite. Il devait être drôlement fort pour enfoncer son couteau de sculpteur dans une chose aussi dure. Je le sais puisqu'un jeudi après-midi qu'on s'embêtait, Catherine et moi, dans notre maison de Bruxelle, parce qu'il faisait trop mauvais pour jouer dehors, Maman nous avait donné à chacun une pomme de terre crue en nous conseillant de faire une figure de bonhomme dedans. Eh bien, c'était si dur que je m'étais mis en colère et que j'avais fait sauter le nez de mon bonhomme sans le vouloir et aussi un bout de mon propre doigt. Alors il ne faut pas demander comme ça doit être difficile de travailler dans une espèce de pomme de terre en marbre.
   Enfin nous nous sommes couchés dans le lit, Christine a dit :
   – Assez bavardé, Catherine et Xavier, il faut dormir maintenant, et elle a éteint la lumière, alors il a fait brusquement très noir dans ma tête.
   J'ai serré mon ours et ma petite automobile aussi fort que possible car je n'aime pas le noir. J'ai demandé à Catherine si on allait faire sa prière comme d'habitude mais elle m'a dit qu'elle était beaucoup trop fatiguée et qu'elle demanderait pardon au petit Jésus le lendemain soir. Comme j'avançais mon pied pour toucher le sien, elle m'a dit que si je continuais à prendre comme ça toute la place, elle m'enverrait promener hors du lit. J'ai demandé :
   – Est-ce qu'il fait aussi noir dans ta tête ?
   Elle a répondu non, et elle s'est tournée vers le mur pour bien me montrer que mon noir ne l'intéressait pas. Alors je me suis senti tout seul comme le jour où je m'étais perdu dans les dunes, à Coq-sur-Mer : je courais, je courais, je croyais reconnaître la dune derrière laquelle se trouve l'hôtel où on habite, mais non, c'était toujours une autre dune et encore une autre dune et je pleurais en appelant Maman. Je n'avais pas appelé Papa naturellement, puisqu'il était parti à Joburg avec son gros avion, j'aurais eu beau hurler après lui, il n'aurait pas pu m'entendre, lui. On ne m'avait retrouvé que longtemps après, ça se passait quand je n'étais encore qu'un petit garçon.
   Eh bien, c'était à ça que ressemblait le noir de ma tête. J'ai commencé à transpirer. J'ai tout de même osé toucher le pied de Catherine pour voir si elle allait grogner. Je me suis aperçu qu'elle ne m'avait pas attendu pour s'endormir. J'ai ouvert mes yeux. La fenêtre était un carré noir pâle sur le noir foncé de la nuit et le vent du dehors mugissait dans les arbres. Il s'est mis à pleuvoir sur la vitre, on aurait dit qu'on jetait dessus des milliers de petits cailloux. Caramel aboyait, juste sous la fenêtre d'abord, puis plus loin, toujours plus loin, il devait courir après un rat ou un chat ou peut-être un tigre ou un éléphant.
   Dans la chambre à côté, Momie n'était pas encore couchée, elle chantonnait pour elle seule, mais j'ai pensé que sa voix était triste et j'ai eu une envie terrible de recommencer à hurler aussi fort que je pouvais. J'ai fermé de nouveau les yeux…
   Quand je les ai rouverts, il faisait clair, et Catherine à côté de moi dans le lit jouait avec ses orteils.
   – Quel jour nous sommes ? j'ai demandé.
   – Aujourd'hui, a-t-elle répondu.
   – Alors, nous ne sommes plus hier ?
   Elle a fait non avec tant de force que tous ses cheveux se sont jetés comme du foin sur ma figure et j'ai cru que j'étouffais dedans tellement ça me chatouillait.
   Christine est venue nous prévenir qu'il était temps, elle nous a remis nos belles affaires. Quand l'ours en peluche, l'automobile et les brosses à dents ont été rangées dans la valise, j'ai senti que toutes les choses redevenaient agréables, et nous sommes allés en courant jusqu'au fond du jardin pour dire au revoir aux arbres, à la mare aux grenouilles, à Alain dans ses salades, à Marie qui donnait à manger aux poules et aux lapins, et nous en avons même profité pour marcher là où il y avait beaucoup de boue, et quand nous sommes revenus, nos jambes étaient si dégoûtantes que Momie et Christine se sont mises en colère et qu'elles ont été obligées de relaver nos bottes et tout.
   Nous avons repris le train. Papa et Maman nous attendaient sur le quai de la gare.
   – Alors, fils, tu n'aimes pas Villiers ? a demandé Papa.
   – L'air y est trop sauvage, j'ai répondu.
   Momie et Christine ont encore mangé avec nous, Catherine et moi nous avons dû nous contenter de steak frites alors que les grandes personnes mangeaient de la choucroute. On s'est quitté sur le trottoir. Momie souriait en passant sa main sur ma tête, je l'ai vaguement entendue dire à Maman que j'avais les cheveux roses. L'avion était jaune cette fois-ci. À Melsbroeck, il y avait l'auto de Papa. Quand nous sommes arrivés devant la porte de notre maison de Bruxelles, Doris nous attendait sur le seuil avec sa figure luisante car elle avait reconnu le bruit du moteur. Dopsie faisait sauter en l'air ses longues oreilles et Flapsie est venue se tortiller autour de nos jambes avec ses manières de chenille noire.
   Je suis entré dans notre maison de Bruxelles, j'ai bien tout regardé autour de moi et j'ai senti que je recommençais à être heureux.

 

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