Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
L'ÉCHAPPÉE BELLE

Le nain de jardin, avec sa brouette, dans le gazon à gauche du sentier, ça aurait dû me mettre l'oreille dans la puce : on n'attrape pas le vinaigre avec des mouches, on n'attire pas les hirondelles avec le printemps, on n'héberge pas un taulard en cavale dans la maison d'un nain de jardin. Mais je n'avais pas le choix : l'avenue était large, toute droite, j'étais à bout de souffle. Si j'hésitais quinze secondes de plus, le combi allait franchir le carrefour et me tomber droit dessus. J'ai tourné la tête une dernière fois : rien n'était en vue, j'ai pris mon élan et sauté d'un coup de l'autre côté de la haie.
   J'ai atterri sur le sol, le dos contre les thuyas, la respiration haletante. J'avais un goût de sang dans la bouche, une odeur de fauve sous les aisselles, j'ai fermé les yeux, il n'y avait plus que le gazouillis des zoziaux dans les arbres du coin et mon souffle qui revenait peu à peu. J'ai attendu un grand bout de moment, long comme la piste d'un bar de strip-teaseuse. Ça me faisait du bien de ne rien faire. Il y avait du soleil qui tombait par petites touches jaunes sur le vert du gazon, c'était joli. Presque un moment de bonheur dans une vie de bâton de chaise.
   J'ai regardé la villa, c'était une de ces grosses baraques moches, sans autre intérêt que d'héberger des gens aussi ternes et proprets qu'elles, petites vies classées dans des tiroirs bien propres, fichiers d'ordinateurs interchangeables, comptables, directeurs, commerciaux, peu importe, il ne fallait pas que je mette le pied là-dedans, j'allais encore déclasser du bourgeois, casser des dents, ressortir aussitôt avec un ordinateur sous le bras et des téléphones portables plein les poches, ce n'était vraiment pas le moment, il fallait que je me tienne à carreau. Que je me repose et que je pense un bon coup avant de me remettre en marche.
   J'ai fermé les yeux à nouveau et un moteur de bagnole a aussitôt tiré mon esprit de sa torpeur. C'était tout proche, juste dans mon dos, ça a été suivi par un bruit de roues qui s'enfoncent dans le gravier épais et le crépitement caractéristique du frein à main qu'on tire d'un geste sec. J'ai collé mon corps contre le sol. La portière s'est ouverte.

*

J'avais eu une journée de merde. Une de ces journées où tout ce qu'on a dû bouffer de force depuis des semaines ressort d'un coup par la mauvaise extrémité, les clients foireux qui râlent, le supérieur qui passe ses nerfs sur vous, la machine à café en panne, les concombres moisis dans le Tupperware de midi, tout avait foiré en chaîne. Même ma relaxation de fin de journée, mes vingt longueurs à la piscine de l'Holiday Inn, je n'y avais pas eu droit vu que j'avais oublié mon maillot. Je suis rentré à la maison, je n'avais qu'une envie, c'était de m'affaler devant le poste, de descendre deux bières et d'envoyer promener la planète entière jusqu'au lendemain matin au moins. Mais les choses ne se passent jamais comme on voudrait. Monique, qui me prépare chaque soir un repas métronome, qui tombe sur la table pile à mon retour, elle qui est toujours à m'attendre pour me décapsuler une bière et me demander des nouvelles du boulot, voilà qu'elle était dans tous ses états, les yeux plein de larmes, elle s'est jetée dans mes bras dès que j'ai poussé la porte : Éric, qu'elle ma lâché dans un sanglot, il faut que tu fasses quelque chose, tu as vu ce qu'ils m'ont fait ! Elle s'agitait comme une vieille Palestinienne en s'accrochant à mon costume trois pièces et pointait ses cheveux avec tous les doigts qu'elle trouvait au bout de ses mains. Tu as vu la couleur, qu'elle répétait, tu as vu la couleur? Je ne pourrai jamais sortir comme ça, il faut que tu fasses quelque chose.
   Il y a un proverbe qui dit qu'il vaut mieux ne pas discuter des goûts et des couleurs. J'aurais dû m'en rappeler parce que ce que chaque mot que j'ai dit, à partir de ce moment-là, était comme une cuillérée de savon vert qu'on lâchait sous mes pas pour mieux me faire dégringoler la pente.

*

Il ne fallait pas que je reste là. J'ai vu le propriétaire descendre de la voiture avec sa cravate et son attaché-case. Je l'ai entendu fermer la voiture avec la commande à distance. Il a glissé les clefs dans sa mallette, une fois la porte de la maison ouverte. J'ai noté l'information et je l'ai gardée dans un recoin de mon crâne. Tout est cuit à point pour qui sait attendre, c'est bien connu. Il fallait que je me trouve une planque un peu sérieuse : derrière la haie, j'étais à l'abri de la rue mais on pouvait me voir sans problème depuis les fenêtres de la maison. Il était urgent de trouver mieux. Le jardin était bien entretenu, l'herbe fraîchement tondue, ça sentait l'abri de jardin à plein nez. J'ai fait le tour du propriétaire en longeant les haies et je l'ai trouvé juste dans le fond, sous un saule qui pleurait toutes les feuilles de son tronc, un joli faux chalet suisse avec des petits rideaux à carreaux, pas de serrure, juste une tondeuse, de l'engrais et des râteaux. Un domicile parfait pour un sans abri dans mon genre. J'ai tiré la porte derrière moi et j'ai commencé à faire le ménage. Avec les sacs de terreau et le tuyau d'arrosage, j'ai pu me bricoler une sorte de couche presque confortable. La chaleur descendait déjà. Il pouvait faire frais pendant la nuit. J'ai encore tâtonné pour mettre la main sur un vieil anorak puant qui me ferait une assez bonne couverture. J'ai fermé les yeux et j'ai attendu que le sommeil vienne tout seul, ça n'a pas tardé.

*

Qu'est-ce qu'ils ont tes cheveux ? Ils sont très bien comme ça, que j'ai simplement lâché. J'aurais pu lui jeter un tonnelet d'huile bouillante en pleine figure, l'effet n'aurait pas été différent. Mais ils sont horribles! Tu es aveugle ou quoi, qu'elle m'a répondu. Ils sont blancs presque bleus, on dirait une perruque de vieille dame, tu ne veux quand même pas que je les laisse comme ça, non? Si, bien sûr, que j'aurais préféré qu'elle les laisse comme ça, qu'elle se calme, qu'elle me foute la paix et que j'aille boire ma bière tranquille devant les infos, en attendant qu'elle me serve les éternelles tomates farcies du mardi. Mais je ne pouvais pas le lui avouer aussi simplement. Alors je lui ai dit qu'elle exagérait, puis qu'elle montait sur ses grands chevaux pour un rien, puis qu'elle était incroyable de faire une scène pour un détail pareil, puis qu'elle était invivable au fond, puis qu'elle me tapait sur le système, puis qu'elle me sortait par tous les trous, et ainsi de suite pendant une bonne heure au moins, les mots s'enchaînant les uns aux autres pour sortir en chapelets, je ne pensais pas la moitié de ce que je disais, j'aurais dû tout simplement lui dire que j'étais très fatigué, que je n'avais pas envie de discuter des heures, que ses cheveux s'arrangeraient le lendemain avec une autre teinture ou avec une perruque pendant quelques jours, qu'on allait oublier tout ça avec un verre, qu'on allait s'asseoir en amoureux comme au premier jour, avec une lumière tamisée qui lui ferait oublier les mèches bleues, mais non, au lieu de tout ça, je l'ai entendue me crier dessus et j'ai crié encore plus fort, je me suis vu boucler une valise avec un pyjama deux caleçons et une douzaine de chaussettes, dont certaines devaient être sales, une chemise de rechange, elle me hurlait de disparaître à tout jamais et de ne jamais revenir, je hurlais moi aussi, j'ai même renversé la lampe de chevet en empochant mes calmants, puis je l'ai entendue sangloter dans mon dos tandis que je descendais l'escalier quatre à quatre et que je sortais dans la nuit en claquant la porte derrière moi.
   Le silence m'a fait un bien fou.
   L'air était tiède.
   La rue calme.
   Des mouches voletaient autour des néons de l'éclairage public.
   La lune était pleine et la nuit presque aussi claire que l'aube.
   J'étais en vie.
   On me fichait enfin la paix.
   Je me suis senti bien pour la première fois depuis le matin.
   Je me serais bien couché là, tout simplement, sur les pierres de l'allée, à côté du gravier, pour m'écrouler de fatigue. J'avais les nerfs à bout.
   Dans la voiture, je serais bien mieux. Ou chez André, même. Je l'avais déjà hébergé une fois ou deux, quand il avait traversé des zones de turbulences avec son hôtesse de l'air de femme. C'était sans doute le seul endroit au monde où on m'accueillerait sans me poser de question. Avec le silence et le sourire qu'on attend d'un ami. J'ai marché vers la voiture et sorti mon GSM. C'est à ce moment-là que je me suis rendu compte que je n'avais pas les clefs de l'Audi. Elles étaient restées à l'intérieur. Avec les clefs de la porte d'entrée d'ailleurs. J'étais enfermé dehors pour de bon.

*

Quand je dors, il n'y a pas grand chose qui peut me réveiller. C'est une vraie tare. Quand on n'a pas la conscience tranquille, comme moi, on ne devrait jamais dormir. Juste s'assoupir quelques instants pour recharger les batteries puis se redresser d'un coup sec. En taule, ça m'a déjà joué des mauvais tours, il y en a qui ont profité de mon sommeil pour me prendre par surprise. Et ça marche à tous les coups, vu que je dors comme un bébé. Je fais des rêves idiots ou je suis un type hypermusclé, avec des tatouages sur tout le corps et que je dégomme les mecs que je croise. Ça peut durer des heures, ce rêve-là, une nuit entière en tout cas, c'est comme dans un jeu vidéo, il suffit que j'en tabasse un pour qu'il en repousse cinq autres. Peut-être que j'ai subi un traumatisme dans l'enfance : un film de Jean-Claude Vandamme ou de Chuck Norris que j'aurais regardé depuis mon parc ou mon berceau. Peu importe, au fond, je ne vais pas perdre mon temps à payer des psychanalystes pour qu'ils me disent ce que je sais déjà : j'ai le cerveau ravagé et les nerfs en boule. S'il y a quelqu'un que cela dérange, qu'il me le dise en face et je lui ferai comprendre que je ne suis pas du même avis.
   Enfin, tout ça pour dire que ronflais de tout mon saoul et que j'en profitais un max.

*

Enfermé dehors, chez soi, c'est vraiment un comble. Je n'allais tout de même pas sonner pour demander les clefs à Monique. Il fallait au moins que je laisse la pression retomber quelques heures, le temps qu'elle appelle des copines, sa sœur, sa mère et qu'elle se rende compte que rien de sérieux ne s'était passé. En attendant, je devais trouver un endroit où passer la nuit. À mes yeux, il n'y en avait qu'un : l'abri de jardin.
   J'ai contourné la maison sur la pointe des pieds, je n'avais aucune envie que Monique me repère depuis la salle de bains où elle s'était certainement enfermée après mon départ. J'ai traversé la pelouse et j'ai ouvert la porte du chalet, tout doucement, sans faire le moindre bruit.

*

Ça vous réveille d'un coup. Un type qui vous secoue, même quand on a un sommeil de plomb, ça vous tire de vos rêves. Il me gueulait dessus comme un enragé, mais à mi-voix : qu'est-ce que vous faites ici, qu'il me chuchotait la bouche grand ouverte, qu'est-ce que vous faites ici, dans mon jardin, hein? Il avait le même costume qu'en sortant de la voiture, mais il avait laissé tomber la veste. Il avait des yeux verts, presque transparents, et un corps aussi musclé que celui de mon rêve.
   Je n'avais pas vraiment l'avantage. Il me secouait d'une main, tandis que de l'autre, il me menaçait avec une bêche rouillée. Si je tentais de m'enfuir, il pourrait m'assommer d'un simple geste du bras. C'était vraiment trop con de finir comme ça.
   Je vous attendais, que je lui répondu, en approchant mon visage du sien.
   Il était tellement surpris qu'il n'a pas reculé.
   Alors je l'ai embrassé d'un coup, comme je n'avais plus embrassé un homme depuis des mois. Des années peut-être. Ça remontait à quand, la dernière visite de Jeff à la prison? J'ai cru qu'il allait me frapper en pleine face mais il n'en a rien fait. Il m'a collée contre lui et il m'a embrassée à son tour.
   Quand il a eu fini, il s'est redressé d'un coup.
   Je ne sais pas ce que vous faites ici, madame, qu'il a répété, mais vous êtes chez moi et j'aimerais bien pouvoir dormir ici. Filez tout de suite et je ne dirai rien à personne.
   J'aurais dû filer, ç'aurait été plus simple. Pour lui comme pour moi. Mais j'ai toujours eu le cerveau qui foire dans les pires moments. Alors je suis restée avec lui.
   C'est lui qui m'a convaincue d'aller me rendre à la police, de retourner en prison et de me tenir à carreau, le temps qu'il règle les histoires avec sa femme, qu'il divorce à l'amiable et qu'il prépare la maison pour mon arrivée.
   Je lui ai dit tout plat.
   Je veux bien venir tenter le coup avec toi.
   D'accord.
   Mais tu vires le nain de jardin et la brouette. Ces deux-là, ils sont vraiment trop pour moi.

 

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