Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LA FORCE DU COURANT

Je me rendais chaque soir dans cette taverne de berger accrochée au Mont Profitis Elias, sur l'île grecque de Kalymnos. Une cache dans un monde en sursis, hors des sentiers battus. Nous étions en avril. J'étais le seul touriste à fréquenter ce nid d'aigle. Ce jour-là, une Range-Rover déboula à une vitesse non adaptée pour une piste de terre aussi étroite et non balisée, avec un vallon en contre-bas. La jeep souleva une nuée de poussière et débarqua trois femmes, qui s'attablèrent à l'unique table ronde de la terrasse. Elles avaient l'accent du Nord de l'Italie. Des voix hautes portées, le contraire de la discrétion. La première, une blonde à chapeau colonial, offrait un bustier inévitable et un rire de lionne. Les deux autres étaient brunes. L'une coiffée avec un bandeau, n'était pas vilaine, mais attirait surtout par son harmonie, on la sentait tranquille avec elle-même, vraie. L'autre, aux mensurations nettement plus attrayantes, mais sans charisme, et la double tendance à rire avec fréquence, de façon immotivée le plus souvent, et à parler tout le temps, à quelques rares exceptions près (d'ordre pratique pour l'essentiel) du seul sujet qui semblait la préoccuper : elle.
   Au fil du repas, le trio vida des pichets de Retsina à une vitesse tout à fait honorable. J'étais plutôt content d'entendre parler ma langue maternelle, mais l'envie de le manifester me manqua. Face à toute cette hilarité, j'avais l'impression d'être un déprimé, et je l'étais un peu. Elles ne pouvaient pas deviner que je comprenais leur langue. Dans cette gargote du bout du monde, où des poules picoraient une mangeaille, aux pieds des tables, la tête sur ressort, nous faisions tous couleur locale.
   Je me souviens bien de leur conversation, de la teneur des propos surtout, car ça ressemblait à une émission de télé-réalité. Un univers impitoyable sans vieux, sans obèses ni handicapés. Trois gladiatrices «face caméra» armées de nounours dans une arène en carton-pâte. Une émission qui se voudrait dans le vent, et qui pourrait s'appeler : Fun et confidences. Avec une bande de défilement en bas de l'écran pour réagir par SMS sur le thème : C'est quoi, pour vous, rester jeune.
   En gros, la blonde affirma que le sexe et les jets de douches froides étaient les meilleurs élixirs de jeunesse. La seconde expliqua qu'elle se sentira vieille le jour où les vêtements Prada (ou quelque chose comme ça) paraîtront ternes sur elle. La brune avec le ruban dans les cheveux déclara sagement que, pour rester jeune, rien de tel que les illusions. À la fin, la blonde, de loin la plus pompette, se leva pour danser, sous les applaudissements de jeunes pompiers en uniformes, juchés sur les hauts tabourets du comptoir. Le patron monta très opportunément le son dans les baffles. Et les soldats du feu s'enflammèrent quand la bimbo agita sa longue crinière comme Brigitte Bardot dans Dieu créa la femme.
   Derrière tout ça, à l'écart, face à des monticules de poulet rôti, une longue table de clients grecs, parfaitement stoïques, dont un jeune couple avec une petite fille de trois ou quatre ans qui me tira la langue.
   Je lui fis à mon tour une panoplie de ''amusa et la mit en confiance. La petite quitta la table des parents, s'approcha de la mienne. Elle tenait une poupée d'une main, de l'autre un paquet de chips vide. Je m'emparai du sachet pour le faire exploser — une erreur, beaucoup de larmes et le regard irrité de la maman. Quand mon sachet éclata en plein sirtaki, la B.B. italienne pensa peut-être entendre sauter un bouchon de champagne, car elle balança son chapeau en l'air, et l'un de ses seins passa par-dessus le bonnet du soutien-gorge.

Je quittai la taverne en dévalant la piste de terre, sur mon vélo tout-terrain. Face à ce paysage fantastique, ma rêverie y trouva son compte. Je me mis à imaginer des buissons chétifs qui s'arrêtaient devant des garrigues épineuses, des chaos de pierres blanches, des plateaux crevassés. Je pouvais concevoir un jeune ermite rimbaldien dans sa grotte de Romery. Ou encore une bergerie hantée par une Manon des sources hellénique, un ange-femme sautillant dans un paysage torpillé de soleil.
   Je m'étais habitué à partir seul en vacances. Au début, ça n'avait pas été terrible. C'était comme aller au cinéma en solo, quand après la séance on ne sait pas partager avec quelqu'un ses impressions sur le film. J'avais d'autres compensations. Une liberté de mouvement, une faculté d'improvisation totale, pas de compte à rendre. La période des congés mise à part, j'évitais l'isolement. Bref, j'étais solitaire, mais sociable.
   Au bas de la piste de terre, je tournai à gauche, longeant la mer, à lents coups de pédales, j'allai tout au bout, jusqu'à rejoindre une crique déserte avec d'impressionnants galets noirs. Je rangeai mon VTT à proximité d'un bras de terre tendu sur la mer, sur lequel s'édifiait un monastère orthodoxe protégé du ressac par un empilement de rochers. C'était un lieu de culte enclavé par de hauts murs blancs au-dessus desquels se détachait une arche qui soutenait un duo de cloches. J'entrai dans l'enceinte ouverte au public, en découvrant une mosaïque de grande facture, qui représentait un archange, sous un dôme à l'acoustique extraordinaire. Une grappe de religieuses, voile blanc, soutane grise, yeux baissés, glissa silencieusement sur le marbre poli, puis s'évaporèrent une à une, au fond d'un couloir voûté. C'est alors que je me rendis compte d'une présence. Je me retournai. Fille ou garçon? J'avais le soleil de face. Je plissai les yeux et poussai un pas de côté pour me déporter à l'ombre. Je découvris un bout de femme. Pas belle à tomber, ce serait exagéré, mais on pourrait appeler ça de l'allure ou le naturel ou la pétillance. Un mélange de simplicité et d'assurance, d'intelligence et de drôlerie, un air de fille qui s'assume, mais qui ne se la joue pas. Elle se tenait droite, paraissait plus grande qu'elle ne l'était. Elle était vêtue d'un jeans, et d'un T-shirt qui couvrait une poitrine minuscule voire inexistante. Des chaussures plates, faites pour marcher. Des cheveux très noirs, au reflet bleuté, coupés courts. Les oreilles dégagées. Sur son visage grave, deux grosses billes noires se détachaient comme la lueur des bougies au fond d'une crypte. Un regard à emporter jusque dans ma propre poussière d'identité.
   Au bout d'un long silence équivoque, à la fois doux et violent, qui nous retrancha chacun dans nos pensées, il m'arriva une sorte de choc esthétique. Pas le temps de fuir et la vague m'emporta. Ce petit tsunami s'appelait Eleni.
   Il ne me restait que deux jours à passer sur cette île, et c'était comme quand j'étais gosse, c'était toujours à la fin des vacances que je me trouvais un bon copain!
   On s'enlaça 48 heures durant avec abandon et ferveur, comme ces jeunes adolescents qui s'aiment avec sincérité pour des éternités d'une semaine.
   Le matin de mon départ, une baleine s'échoua sur la plage qui longeait l'embarcadère. Sur l'île de Kalymnos, les dérives de cétacés n'étaient pas si rares. Un attroupement de curieux s'agglutina autour de cette masse visqueuse, au milieu duquel dépassait le bras d'une grue et la benne d'un camion orange. Suicide mystérieux, système d'orientation faussé par un virus logé dans le cerveau ou simple collision avec un bateau? J'éprouvai une sorte de solidarité envers cette montagne gélatineuse. J'étais moi aussi un naufragé.
   Je me persuadai qu'Eleni n'était qu'une amourette de vacances, je me résignai à cette idée, en me laissant emporter par la force du courant.
   On aurait pu décider de se revoir très vite. Eleni serait venue me retrouver une semaine à Bruxelles. Elle aurait découvert la vie pépère du type qui n'aime pas qu'on le bouscule dans ses habitudes. Puis, elle serait retournée en Grèce. On aurait continué à se relancer, d'abord mollement, ensuite plus du tout. Ou au contraire, on aurait pu se plaire beaucoup et construire quelque chose ensemble. Ce jour-là, celui de la baleine échouée, je pris conscience que les rencontres ne sont pas des improbabilités qui nous dépassent. Je croyais qu'en la matière, tout a une cause, une raison d'être, et que c'était juste l'opposé de la volonté. Je me trompais, le hasard n'est qu'un rendez-vous qu'on a pas laissé filer. Depuis lors, je m'abandonne davantage à la tournure que peut prendre un bout de vie quand elle nous échappe.

 

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