Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







ILIA LE BOGATYR

À Wlodek Zagorski

«Salut à toi, prince Vladimir de Kiev-la-Ville-Capitale!
Je suis venu de la ville, de la ville de Mourom
Pour te servir en foi en vérité.»

«Et il y avait trente d'entre eux, les bogatyrs,
Trente héros avec les héros.
Et l'ataman était Ilia Mouromets,
Le sous-ataman était Simson,
Et il y avait Dobrynia Mikititch
Et Aliocha Popovitch
Et…»

Lui !
   Je le reconnais, c'est Ilia de Mourom !
   Ilia Mouromets, le bogatyr, le héros épique des poèmes russes.
   Ou le héros des poèmes épiques russes, comme vous préférez.
   Il s'est arrêté au haut de l'escalier. Je suis en bas. Cloué au sol dans ma fascination. Le colosse à la tête blonde auréolée de lumière vive jette à gauche et à droite des regards de violence froide, comme s'il nourrissait une juste colère contre l'homme ou la chose qui se dérobe à lui. Que cherche-t-il? Quel ennemi du peuple russe lui a momentanément échappé? Soloviéi-le-Brigand ou Kalin-Tsar-le-Chien?
   Oui, c'est Ilia Mouromets, Ilia de Mourom,
   fils de paysan, fils d'Ivan,
   d'Ivan du village de Karotchirov,
   Karotchirov près de Mourom,
   c'est Ilia le héros.
   Ce n'est pas Dobrynia Mikititch,
   qui lutta contre le Serpent de la steppe.
   Ce n'est pas Aliocha Popovitch,
   qui vainquit Tugarin le géant,
   le géant Tugarin qui avait paganisé les églises,
   souillé les vierges et offensé les chrétiens,
   et qui fut défait par Aliocha Popovitch.
   C'est Ilia, Ilia de Mourom,
   féal du prince Vladimir de Kiev-la-Ville,
   et terreur des ennemis du peuple russe.
   Il a la taille immense,
   il a la force démesurée,
   il a la vertu sans limite,
   il est la force qui sert le peuple.
   Et pourtant ce n'est pas Simson,
   qui tire de ses cheveux sa force colossale.
   Et pourtant ce n'est pas Sviatogor,
   l'Homme-Montagne-Sacrée,
   le bogatyr à la taille et au poids monstrueux,
   monstrueux tellement
   que la Terre-Mère-Humide ne peut le porter.
   C'est Ilia, le fils du peuple,
   Ilia, la force du peuple,
   Ilia qui a lutté contre les nomades de la steppe,
les Polovtsy de la steppe,
   qui attaquaient le peuple russe
   mais qui craignaient Ilia Mouromets.

Ilia le bogatyr est là, face à moi et au-dessus de moi.
   Son corps puissant, à la carrure d'athlète, reste figé dans une immobilité menaçante. Seule sa tête vire, pivote d'un mouvement lent, presque imperceptible. Et ses yeux, bleu acier ou bleu glacier (pour autant que je puisse les distinguer clairement à cette distance), tournent aussi. Mais avec plus de brusquerie. Ils sautent d'un coin à l'autre de l'orbite, afin de balayer avec vivacité le plus grand angle possible.
   Mais point d'émoi, de trouble, d'inquiétude dans l'agitation de ce regard. Ce n'est que le coup d'œil du loup, du chasseur des steppes et des forêts aux aguets. A l'affût, en attente de l'apparition de Soloviéi-le-Brigand, le bandit au nom étrange qui veut dire « rossignol » ? Non, plus maintenant, car Ilia Mouromets a coupé la tête de Soloviéi sur la plaine de Koulikovo, et il a jeté la moitié de la tête aux loups gris et l'autre moitié aux corbeaux noirs.
   À l'affût de Kalin-Tsar-le-Chien, peut-être? Le chien qui a osé proposer à Ilia Mouromets de passer dans son camp. Mais Ilia a refusé de trahir le prince Vladimir de Kiev, son suzerain, qui lui a pourtant fait subir nombre d'affronts. Malheur à Kalin-Tsar-le-Chien quand Ilia l'apercevra ! Quand Ilia bondira, le couteau à la main. L'arme de chasse à la lame crantée et au manche de corne de cerf dont le coup fatal est craint de tous les méchants à mille verstes à la ronde.

Je contemple Ilia en contre-plongée. La lumière autour de lui souligne comme au théâtre la beauté de sa tête carrée, de son front volontaire, du champ de blé mûr qui couronne son crâne herculéen. Il se prépare à descendre l'escalier.
   La lumière est de néon bleuté et l'escalier est roulant. Vertigineux. À donner le tournis à n'importe qui. Pas à un bogatyr. Nous sommes — ce n'est pas un hasard — dans la station Kievskaïa, où la ligne circulaire du métro moscovite, la Koltsevaïa, croise deux autres grandes lignes, celle de l'Arbat et celle du Filiovsky Park. Nous sommes au plus profond du labyrinthe métropolitain, car la station se trouve au creux d'une boucle de la vaste rivière Moskva (celle que, depuis Napoléon, qui n'était doué que pour l'italien, les Français s'obstinent à appeler Moscova).
   Le hasard n'existe pas. Ilia Mouromets, bogatyr et féal du prince Vladimir de Kiev-la-Ville, apparaît sous la terre russe juste en dessous de la Rue de Kiev et de la Gare de Kiev.
   Droit comme un i de l'ancien alphabet russe, Ilia s'engage avec une lenteur digne sur la première marche. Sous mon regard admiratif.
   Il porte, négligemment ouvert, un pardessus clair chic, en camel hair. Dessous, il est vêtu d'un costume bleu marine, d'une chemise blanche avec cravate. La cravate légèrement dénouée et franchement de travers lui donne un air débonnaire qui dément un peu l'énergie terrifiante qu'il dégageait au moment de son apparition.
   Il descend. L'interminable escalier roulant, abrupt comme une falaise, lent comme un train soviétique. (Soviétique, vous vous souvenez de ce mot? Mais si ! L'Union soviétique, un éphémère État du siècle dernier ! Ah, vous voyez bien. Il y a des mots comme cela, on doit faire un effort pour se les rappeler, tant c'est loin : absinthe, alphabet morse, célérifère…)
   Ilia est armé, non d'un coutelas, mais d'une sacoche de cuir, ou plutôt une de ces valisettes d'hommes d'affaires ou d'administration qu'on nomme attaché-quèze. Elle est très volumineuse, en accord avec la taille et la corpulence athlétique de l'individu, en rapport aussi avec l'épaisse patte d'ours qui en étreint la poignée. La dimension imposante de l'objet, de cet accessoire obligé de toute personnalité qui compte, est aussi, probablement, fonction de l'importance sociale et financière du personnage.

Il a trente-cinq ans à peu près. Que peut-il faire dans la vie? Employé, non, directeur dans un ministère. Banquier légal ou clandestin. Fondateur et président d'une société d'informatique, une starteupe prospère. Entraîneur de l'équipe nationale de hockey sur glace. Importateur de machines agricoles américaines. Convoyeur de fonds pour un ponte de la mafia ouzbèque. Il est probablement la dernière chose et tout le reste à la fois.

Il a deux mètres au moins. Deux mètres de haut et un de large. Pommettes hautes et proéminentes, mâchoires énergiques qui sont animées d'un mouvement incessant, comme s'il broyait quelque chose entre ses dents de fauve. Cela lui donne une moue si terrible que, lorsqu'il vient vers moi, je me réfugie derrière un pilier pour mieux l'observer. Mieux et en toute sécurité. Les piliers et colonnes du métro moscovite sont à la taille des stations, qui sont des cathédrales. C'est ainsi que Lénine l'a voulu. Il a donné au peuple un métro gigantesque et majestueux comme le roi donnait jadis une cathédrale immense et luxueuse à son bon peuple. Ilia Mouromets, le héros du peuple, est à sa place là, dans la cathédrale du peuple.
   Tandis que je le contemple, beau, terrible et fier, je me rappelle que Ilia Mouromets est le nom que l'on a donné jadis, en 1913, au premier bombardier à quatre moteurs jamais construit dans le monde. Une création du génie russe, le prototype absolu de tous les bombardiers lourds qui ont, en ce beau vingtième siècle, troué la croûte terrestre de leurs dragées de mort.

Le métro ne vient pas. Ilia fait montre d'une agitation de plus en plus fébrile. Il scrute le tunnel noir au fond du quai. Regarde-t-il, comme tous les voyageurs, si la rame n'arrive pas ou est-ce encore un ennemi barbare qui occupe ses pensées vindicatives ? Mais peut-être est-il lui-même poursuivi et son énervement visible est-il celui d'un animal traqué? Non, cela est peu plausible. Il ne se cache pas comme moi derrière une colonne, ne tente pas de se dissimuler dans le groupe compact qui se forme là où doit s'arrêter le la tête du train. Ilia n'est pas un gibier craintif…

La chevelure blonde, la crinière magnifique et victorieuse qui m'a émerveillé quelques minutes auparavant lorsque j'ai aperçu Ilia, est maintenant une tignasse ébouriffée avec des mèches pendant en désordre, tant, dans sa nervosité, il a fourragé dedans avec ses gros doigts aux ongles ras. Le mouvement puissant et régulier de sa mâchoire paraît être à présent un tic qui le ronge. Sa pomme d'Adam fait l'ascenseur dans son cou long et large de cheval de la steppe.
   Ses yeux furètent toujours, mais s'il ne chasse pas quelqu'un et s'il n'est pas pourchassé, peut-être est-il la proie d'une angoisse? A-t-il perdu un million de roubles à la Bourse aujourd'hui? Il y a d'autres hypothèses. Son parrain ouzbèque s'est fait doubler par son concurrent géorgien et Ilia va se retrouver au chômage technique. Le dirigeant de la Fédération Française de Patinage, qui lui avait promis un somptueux bakchiche pour son lobbying au championnat du monde, vient de se faire alpaguer par la CIA, pour blanchiment d'argent congolais. Le Nasdaq s'est effondré pour la cent-dix-huitième fois en cent vingt-huit jours. Son épouse, pivot de l'équipe championne de basket, vient de le quitter pour un coureur de fond en précisant qu'elle a toujours préféré les petits bruns un peu minces. Un lot de vingt-cinq mille moteurs de tondeuse Briggs and Stratton vient de sombrer dans les crues du Dniepr et son business prend l'eau.
   Pauvre Ilia ! Peut-être lui arrive-t-il pire encore, qui sait?
   Son teint, qui m'avait paru rougeaud au premier abord, a viré au blême. Des cernes se sont creusés sous ses yeux à une vitesse stupéfiante. Des larmes de transpiration lui coulent le long des tempes. Il est vrai que, si dehors il gèle et vente, il fait très chaud ici, dans les entrailles de la terre moscovite. Ô Terre-Mère-Humide, mat' syra zemlia, que tu nous fais suer ! Mais c'est ainsi que Vladimir Ilitch Lénine l'a voulu, le métro de Moscou doit être le palais du peuple, le lieu par excellence où le peuple se sent riche, parmi marbres, lustres et dorures dignes des anciens tsars, l'endroit aussi où le peuple est au chaud, à l'abri du terrible hiver russe qui fut si fatal aux grognards et grognasses qui suivaient Napoléon. Mais je m'égare.
   Ilia de Mourom, le bogatyr, souffre, cela se voit. Et cela m'inquiète. Ô Ilia, petit père, Ilia, mon petit pigeon, que t'a-t-on fait pour que ta haute taille se voûte ainsi, tel le frêle bouleau à l'orée du bosquet, pliant sous le vent de décembre ? Héros invincible, espoir du peuple russe, force de la nature aussi puissante que la foudre de Perun, dieu des orages, quelle est cette turbulence qui a saisi ton corps? Pourquoi tes épaules robustes comme celles du bœuf se contractent-elles ainsi? Pourquoi ton poitrail large et dur, capable de tirer deux charrues de front, est-il secoué de convulsions douloureuses? Quel est l'ennemi intérieur qui ainsi te tourmente?
   Et le métro qui toujours n'arrive pas, la foule qui grossit (et ne s'impatiente pas, elle en a vu d'autres).
   Ilia, Ilia Mouromets, chto ty ! qu'est-ce que tu as? qu'est-ce qui se passe? Le glacier de tes yeux a fondu et – ma parole ! – tu larmoies ! Ce ne sont plus seulement des gouttes de sueur qui tracent leur sillon sur ta face livide, il y a aussi de vraies larmes, l'eau salée de la tristesse profonde, qui gonflent au coin de tes paupières et coulent lentement le long de ton nez fier. Ô Ilia, Iliouchka, mon héros, quelle est cette peine atroce qui s'est emparée de toi?
   Il semble que je sois le seul à percevoir la tragédie qui s'amorce là, sur un quai de métro à Moscou. La foule des voyageurs reste indifférente à ta douleur, foule passive, attendant le métro avec équanimité, comme elle a attendu la liberté avec patience infinie sous le joug des Tatars, sous Ivan le Terrible, sous Pierre dit le Grand, sous les Alexandre et les Nicolas et sous le Petit Père à moustache.
   Ilia, je vois ton angoisse, je partage ta souffrance, même si je ne la comprends pas. Comment pourrais-je rester insensible à la transfiguration dramatique qui s'est opérée devant moi ? Le héros plie, le géant ploie, le colosse s'effondre, le bogatyr porte une main anxieuse à son estomac. Ses doigts hérissés de poils blonds étreignent et secouent l'attaché-case comme s'il n'avait pas de poids, comme s'il ne pesait pas plus que le bouchon de paille avec lequel Ilia essore son cheval tarpan luisant de sueur après une longue course fougueuse à travers les plaines sauvages entre Donets et Oskol.

Et le métro qui n'est toujours pas là. J'en viens à souhaiter qu'il n'arrive pas afin que je puisse encore te contempler, Ilia Mouromets, héros du peuple russe. Mais… tes yeux ! Ils ne lancent plus d'éclairs métalliques. Mon Dieu ! qu'ils sont tristes à présent, j'y perçois même une angoisse, une horrible appréhension du malheur. Qu'as-tu?
   Le géant vacille. Ses jambes le portent à peine, il fait trois pas en zigzag vers le pilier où je m'abrite. Mais il ne me voit pas, ses yeux ne sont plus de ce monde. Il a porté une main lourde devant sa bouche, il essuie son visage, qui a maintenant des nuances cadavéreuses. Une panique affreuse se lit sur tous ses traits. Qu'a-t-on fait de lui? Quel sortilège horrible a frappé l'indomptable, Ilia, Iliouchka? J'en suis sûr, il est victime d'un maléfice, un sorcier malfaisant a brisé ses forces. Sinon, pourquoi jetterait-il à présent d'abominables regards épouvantés autour de lui, comme pour demander aide et protection à je ne sais quel sauveur providentiel?
   Ilia est éperdu, Ilia n'en peut plus, Ilia le bogatyr a la mine atroce d'un vaincu.
   Soudain, à deux pas, non, à un pas et demi de moi, il émet un rot épouvantable, à faire trembler le rail du chemin de fer. Une odeur de vodka rance envahit l'atmosphère. J'agite la main en éventail devant mon nez.
   Puis il est brutalement plié par une contraction irrésistible. Je le vois alors porter la seconde main sur l'attaché-case, il farfouille pour trouver la petite serrure métallique. La valisette s'ouvre toute grande, il la tient à deux mains. Dans un hoquet gargantuesque, il se penche, cassé en deux, sur l'attaché-case béant, il vomit tripes et boyaux en un long jet brûlant. Un second jet et il se calme.
   Ilia se redresse alors, il referme l'attaché-case d'un claquement sec. Il s'essuie la bouche d'un revers de manche, et tant pis s'il salit son manteau de camel hair. Il s'ébroue une fois, et une fois encore. Son œil s'éclaircit un peu, sa poitrine se gonfle pour un soupir de soulagement.
   La rame entre dans la station Kievskaïa avec son sifflement caractéristique. Je ne bouge pas de ma place. La masse des attendeurs de métro se dirige vers les portes qui s'ouvrent. Ilia de Mourom, Ilia Mouromets, bogatyr, se glisse parmi eux, les dominant tous de sa haute taille, les écrasant de sa prestance héroïque. Le colosse à la tignasse blonde, au visage énergique et à la carrure d'athlète monte tranquillement dans le wagon, serrant fort dans la main droite la poignée de sa précieuse valisette.
   Dans un ronflement d'enfer s'éloigne le métro, emmenant vers son destin le bogatyr Ilia Mouromets, héros et parangon du peuple d'ici.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.