Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Traduit de l'anglais (États-Unis) par Alain van Crugten.

 
ONLY LOVERS LEFT ALIVE (3-4)

3

«Finalement j'ai assez d'idées pour mon propre boulot, assez pour voir l'avantage de ne pas devoir bosser. Pas que j'aie jamais voulu avoir un job à plein temps mais un truc me semblait un peu mystérieux, savoir ce que j'allais faire av mon temps libre à part merder. Je dis ça mais je suppose que je vais être à sec assez vite. D'un autre côté, ça me rend parfois malade de m'imposer à mon entourage. Mais je me console en me disant que c'est juste une question de degré puisque de toute façon on ne peut arrêter ce bordel qu'en mourant. Tous les trottoirs mènent à la décharge.»
   
«On m'a offert un job de cuisinière dans un ranch du Montana, ai expliqué ma situation, on m'a dit d'appeler en PCV au printemps si toujours intéressée. Ça se peut bien. Ce qui passe pour les avantages de la ville ne m'impressionne pas. En attendant je commence à faire cours lundi, S. et moi on a un plan, un business de peinture d'intérieur, je pourrais avoir un boulot freelance de photo-sérigraphie. Des tas de films à m'occuper et qq idées de collage encore intactes. Acheté un dictionnaire grec, c'est mieux pour écrire à ma gd-mère. Voudrais commencer à faire des plâtres, terminer ma vidéo, apprendre à utiliser un flingue, acheter une bécane, mieux jouer au billard, faire plus de dessins d'architecture & ne plus laisser traîner mes chaussettes sales dans mon atelier, mes journaux et mes tickets de bus dans mon lit et ne plus traîner moi-même ds des clubs de merde. Je vais vraiment essayer de ne plus avoir des après-midi catatoniques et des matins de gueule de bois (je commence après-demain). Le jours impairs sont tous Nouvel An, les pairs jours de léthargie. Oui, bon, je ne contrôle vraiment plus. M'en fous de tous les points d'arrivée du moment que le processus est satisfaisant. Une vie à vivre — ici vient une interruption, musique d'orgue, puis pub pour rasoirs jetables.»
   «J'espère que je ne vais pas m'ennuyer là-bas. Je me consulte régulièrement pour voir si je suis “à point”, prête à partir. D'une certaine façon, je suis pressé d'en finir avec la période présente, être oisif est une gêne sociale. Mais en même temps le thème du moment, c'est ne pas me refuser quelque chose que je pourrais regretter.»
   «En allant à pied au travail, dans les néons du Stockton Tunnel à six heures du matin, il me vient à l'esprit que je suis un PRODUIT DE L'ÉVOLUTION. Mais ça ne me satisfait pas. Je suppose qu'il y a une chance sur deux, pas plus, que tu croies que je travaille pour un salaire minimum le matin dans un restaurant du district financier.»
   «Quelqu'un m'a donné une boucle d'oreille avec une perle bleu-noir, donc je me suis fait percer l'oreille et je la porte. C'est très beau & seyant mais ça me donne un air très fem(me)? & ça ne me semble pas naturel, presque pervers pour moi.»
   «Donc une nouvelle ligne a été ajoutée au graphique des humeurs & c'est une ligne flottante. Je m'attends à m' ennuyer à mort aujourd'hui au magasin de vins et alcools. Ai passé une journée magnifique hier à rejointoyer un mur de briques.»
   «J'ai une cicatrice calligraphique tout à fait dingue sur le cul, je l'ai eue en m'asseyant par accident sur la grille de mon cher radiateur Sahara alors qu'il était chauffé au rouge et moi entièrement à poil. C'est une des choses que j'aime le mieux chez moi, avec ma dent en or.»
   «Les oiseaux chantent, ceux de quatre heures du mat'.»


4

Je vais vous faire entendre Arleen par General Echo, un 45 tours de sept pouces du label Technique, produit par Winston Riley, numéro un à la Jamaïque à l'automne 1979. Arleen est dans le riddim Stalag 17, un tempo lent, lourd et insinuant qui est dû presque entièrement à la basse, car la batterie ne fait pas davantage que des parenthèses et des ponctuations; la couleur de la section des cuivres de l'original est entièrement omise dans cette version. Je ne suis pas certain de ce qu'Echo raconte. On dirait «Arleen wants to dream with a dream». Un rêve dans un rêve. Que ce soient ou non les paroles réelles, c'est le sens général. Le riddim est à la fois liquide et haché, comme s'il se mouvait dans une chambre obscure pleine de draperies qui pendent, de fumée d'encens et de ganja, d'air mou et impénétrable — la basse avance à toute vitesse. Le chant d'Echo est principalement du parlé avec juste une touche de mélodique à la fin des vers. C'est suggestif, hypnotique, aérien, ça cache des desseins louches sous un voile d'innocence, ou alors ça raconte des conneries embrouillées dans une hébétude causée par un coup sur la tête : «Mon bébé Arleen, elle adore les ice-creams / Chaque fois que je vais la voir elle cuit des sardines…»
   
General Echo, dont le véritable nom était Errol Robinson, a été au premier plan de l'apparition de la slackness , le style de reeggae sexuellement explicite qui commença à éclipser le style rasta «culturel» à la fin des seventies. Parmi ses chansons, il y a Bathroom Sex et I Love to Set Young Crutches on Fire — il disait «crutches», béquilles, pour «crotches», bas-ventres : «J'aime mettre en feu les jeunes entrejambes.» Il y avait aussi Drunken Master et International Year of the Child. Son premier hit date de 1977, il a sorti trois albums et un certain nombre de singles — un nombre indéterminé à cause de la profusion et du chaos de la production jamaïcaine, chose qui n'a pas changé à l'heure actuelle. En 1980, il a été abattu dans la rue par la police de Kingston en même temps que deux membres de son groupe; personne ne semble savoir pourquoi.
   J'ai acheté le disque quand il était au hit parade jamaïcain, dans un magasin miteux du centre de Manhattan. Je l'avais entendu pour la première fois chez Isaiah, un club de danse qui ne se matérialisait que le jeudi soir dans un loft au quatrième étage à Broadway, entre Bleecker et Bond Sreet. C'était quelques années avant l'énorme vague d'immigration jamaïcaine aux États-Unis, qui fut principalement un phénomène de la fin des années quatre-vingt, résultant de la sorte de violence ouverte qui avait tué General Echo. Pourtant, à l'époque dont je vous parle, plus de la moitié des clients réguliers du club était des immigrés de la Jamaïque, presque tous des hommes. Le long des murs étaient alignés des types impassibles, qui portaient des costumes trois-pièces dans les tons crème et brun clair et qui rassemblaient leur dreadlocks sous de hauts feutres aux larges bords qui avaient l'air à la fois navajo et hassidique. Ils dansaient comme s'ils n'en avaient pas envie mais qu'ils ne pouvaient pas se contenir entièrement. C'était la simple suggestion du mouvement : une épaule par-ci, une hanche par-là. Il était difficile de ne pas se sentir jugé par cet alignement; je n'arrêtais pas de freiner l'enthousiasme de ma danse. Mais ils ne me voyaient même pas. Quoi qu'ils pussent être dans leur vie, ils étaient là, comme dans des temps immémoriaux, des célibataires au bal et cela donnait au club une atmosphère de grange à danser. Parfois j'y allais avec une amie, parfois en groupe. On fumait de l' herbe et on buvait du Red Stripe, parfois on inhalait des poppers, ils donnaient d'énormes et brefs accès d'énergie euphorique qui cessaient brusquement et vous laissaient rétamé. Je ne faisais quasiment jamais la fermeture à quatre heures du matin, car je devais travailler le jour suivant et dormir à peine quatre heures me rendait malade. En conséquence, j'ai toujours raté les incidents avec armes à feu, qui arrivaient invariablement à la fin de la nuit. Le club devait alors fermer pour des semaines ou des mois; de toute façon, une chose n'était pas claire : qu'est-ce qui se passait dans ce loft les six autres nuits et les sept jours de la semaine? Peut-être y avait-il des gens qui habitaient là? Au bout d'un temps, les propriétaires ont installé un détecteur de métal, le premier que j'aie jamais vu, je ne me rendais pas compte que bientôt on les rencontrerait partout.
   Nous allions là pour la basse et pour l'état de transe qui résultait d'heures passées à danser sur le riddim qui s'étirait en continu; le groove était un tissu de battement accumulés qui se fractionnait en moitiés de moitiés de moitiés de moitiés, ' 'était un arbre qui étendait ses branches à travers votre corps, la pulsation de base résonnait dans la poitrine et elle secouait ses branches pour vous les envoyer à travers les épaules, les coudes, les hanches, les genoux, les pieds, de sorte qu'on ne pouvait s'arrêter, sauf quand on tombait d'épuisement. La plupart du temps j'y allais avec E., qui dansait comme un fouet et pouvait dépasser de loin mes limites de fatigue, et comme j'avais besoin d'elle, je les dépassais aussi. La danse était notre principal mode de communication, une intimité semblable à celle de deux personnes dormant ensemble dans des rêves différents, nos corps poursuivaient une conversation tandis que nos esprits nageaient dans un crépuscule éidétique. Aucun de nous deux n'avait vraiment confiance dans le langage entre nous, nous l'avions donc remplacé par ce mode d'échange pour empêcher le silence et le malentendu. Elle avait un corps mince dont l'axe était placé sur des hanches puissantes comme un convertisseur de torsion; mais au-dessus de la taille elle était toute entière moues et palpitations, la reine du bal moins le carnet de bal, de sorte que la somme de sa personne était exactement comme cette musique : en-dessous, la puissance massive de la basse et en haut, le délicat cristal fêlé de la guitare et la plaintive mélodie enfantine.
   Nous vivions dans un endroit appelé jeunesse où, chaque jour, tout est terriblement, irrémédiablement final et en même temps provisoire et approximatif et sujet à révision préventive. Nous avons rompu et nous nous sommes raccommodés, des tas de fois, nous avons vécu ensemble ou nous avons vécu aux deux coins opposés de l'île, puis elle est partie pour l'Ouest et n'est jamais revenue, et je suis allé la voir là-bas mais j'ai choisi de ne pas rester. Puis son corps l'a trahie. Elle devint d'abord allergique à la télévision, puis à la télévision quand elle était éteinte, puis aux télés éteintes en bas ou dans la maison d'à côté, puis aux objets de fabrication récente, puis à tellement de stimuli apparemment arbitraires qu'elle devint son propre Livre du Lévitique. Puis ses muscles la lâchèrent et elle ne put plus danser, puis elle ne put plus marcher, plus parler et à la fin elle devint juste une tête attachée par un fil à un corps de poupée inutile, avant de n'être plus capable avaler et, peu après, de respirer.

 

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