Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.








Il viaggio di Ernesto Caudera
Traduit de l'italien par
H. Cheikh
A. Clemenza
J.-P. Messina
H. Nobile
C. Petitjean
B. Schonne
/ CETL (Centre européen de traduction littéraire) / Atelier d'italien, Bruxelles, 2003.

 
LE VOYAGE DE ERNESTO CAUDERA

Cela fait quelque temps que je suis inquiet, agité, je n'en peux plus. Je le sais, je dois partir, j'en ai besoin. Et ça me coûte à en mourir, ça me consume, ça me fait suer. Mais qu'est-ce qui me coûte le plus? Rester ici à faire comme si tout allait bien, avec mes soixante-dix ans, ma retraite, ma bonne santé, la boîte où je travaille, ou suivre ma passion et lever l'ancre? Suivre, accompagner le destin qui est là en moi, depuis cinquante ans et plus : c'est peut-être un rêve, une illusion, une de ces chimères que je nourris. J'en paierai le prix, mais je veux y aller, je dois y aller, à Buenos Aires.
   Depuis le jour où, enfant, j'ai vu mon père danser le tango sur l'estrade, j'ai tout compris. Et quelque chose en moi s'est retourné, jusque dans mes tripes. J'ai vu ses yeux briller alors qu'il saisissait ma mère, leurs corps étroitement serrés, avançant d'un pas majestueux, sur le rythme sentimental et sensuel d'une danse sinueuse. J'en ai été horriblement jaloux, pourtant, j'ai voulu être comme lui, comme eux.
   Oui, j'ai été jaloux, sur le moment, mais c'est une passion différente qui m'anime à présent; comme la Malena du tango, aujourd'hui je ressens la pena del bandoneon, les accents tristes du bandonéon.
   Je la ressens ici dans mon coeur comme une étreinte, qui me porte là-bas, qui m'appelle à Baires, je veux sentir ce bon air, peu m'importe la pollution dont on parle, je veux descendre la Boca et trouver le Caminito Amigo, que entonces estabas bordeato de trebol y yuncos en flor et descendre à la Vuelta de Rocha. Je veux aller au Sud, dans ce Sud de l'hémisphère austral, comme on dit, voir ce Rio de la Plata et tous ces gens qui vont et viennent le long des avenidas. À la maison, je le répète chaque jour à ma Carmela ou Carmen, comme j'aime l'appeler : vuelvo al Sur, quiero al Sur, sueño al Sur, et elle ne sait rien encore, elle ne sait pas ce qui me passe par la cabeza. Elle me dit – Ernesto, qu'est-ce que tu as? Tu veux aller à la mer, tu veux aller en Sicile? puis elle sourit.
   Ma pauvre petite femme, je ne l'ai même pas emmenée en voyage de noces; à l'époque, nous n'avions pas un sou de côté, mais surtout, je ne voulais aller nulle part, je ne voulais pas voyager, partir. Rester ici, au même endroit, dans cette ville enfumée, à peine prendre un train, un autocar et à la limite, aller à Gênes, qui me semble déjà si lointaine et exotique. Rester ici avec les amis du bar, les collègues du bureau, la famille, l'orchestre de la Sala Gay, du B&W Lutrario, et puis Leroy.
   Je suis resté collé, cloué à ces trottoirs, à ce quartier pendant soixante-dix ans, mes pas ont usé les pavés de Turin. J'ai fait semblant de ne pas avoir peur, j'ai même renoncé à des postes très avantageux en Russie, en Bulgarie, pour ne pas mourir d'angoisse, de sueurs froides, pour ne pas mouiller ma chemise, voire mon pantalon. Et dire que je passe pour un type solide, courageux même, alors qu'en fait, partir me fait mourir.
   Seule Carmen le sait et elle le garde pour elle; il fut un temps où elle me houspillait même, mais peu à peu, elle a, elle aussi, perdu l'envie de se distraire en voyageant. Notre unique grande distraction a été la danse. Carmen et moi nous nous sommes rencontrés à la Sala Gay, nous nous sommes connus au son des mambos et des rumbas, et puis je l'ai initiée au tango et là, elle s'y est plongée corps et âme, c'est alors que je l'ai sentie en moi et que nous avons formé un couple uni, dans la danse et dans la vie. Maintenant, nos enfants sont grands, ils n'ont plus besoin de nous et nous, nous sommes toujours ici.
   Mais l'année dernière, j'en ai fait une belle. J'ai décidé d'en finir, presque de me faire violence et nous sommes partis. Carmencita, transportée de joie, n'en revenait pas. J'ai acheté un de ces voyages bon marché pour Barcelone qui, de l'avis de tous, n'est pas loin. Pour la première fois, nous avons embarqué à bord d'un avion et, tandis que nous montions la passerelle et que Carmen me serrait le bras, mon coeur s'emballait malgré les calmants, je me sentais mal et à moitié ivre : tout ça pour goûter un peu de Sabor Latino.
   Nous étions bien, si bien que nous sommes même restés une semaine de plus dans un petit hôtel pas trop cher et au bout de quarante ans, nous pouvions enfin voir de vrais danseurs de flamenco et de salsa. Et nous aussi nous avons dansé. Finalement, nous l'avons fait notre voyage de noces, et nous avons fait des folies.
   Maintenant je me sens un peu plus rôdé aux voyages, et je veux faire le grand pas, peut-être le dernier, pendant qu'il est encore temps, parce que je veux retourner dans une patrie à laquelle je n'ai jamais goûté, je veux volver, je veux Baires, danser dans une bodega de tangos et peut-être même y mourir : je la saisirai, je la respirerai, je l'écouterai : c'est là que je veux aller… vivre mon Argentine :
   Vuelvo al Sur,
   Como se vuelve siempre al amor,
   Vuelvo a vos,
   Con mi deseo, con mi temor,
   Siento el Sur,
   Come tu cuerpo en la intimidad,

   comme je le dis et l'ai toujours dit à ma Carmencita.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.