Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
QUAND WOODY RENCONTRE STENDHAL

La fin justifie les moyens. Ambition, tromperie, cynisme, matérialisme, instinct prédateur, passion amoureuse canalisée... le roman Le rouge et le noir de Stendhal (1830) développe avec brio et suspense toutes ces facettes du jeu de la vie. Match Point, la tragi-comédie de Woody Allen (2006) semble bien reprendre le parcours de Julien Sorel, transposé en notre début de 21e siècle. La similitude du développement tragique et du caractère des «acteurs» est frappante entre ces deux œuvres exceptionnellement réussies et célèbres.

Christopher le moniteur de tennis comme Julien le précepteur latiniste pénètrent le milieu de la riche bourgeoisie d’affaires et sont amenés en fin de compte à commettre un crime pour parfaire l’édifice de leur ascension sociale. Woody Allen — 21e siècle oblige? — se révèlera in fine un rien plus cynique encore vis-à-vis de son anti-héros. Ces deux protagonistes, Christopher et Julien, présentent les mêmes caractéristiques sociales et mettent en place les mêmes comportements : jeunes, ambitieux, autodidactes, ils ont honte de leurs origines modestes et celles-ci hantent leurs pensées et décisions. L’entrée de ces deux personnages dans le monde de la haute société se fait de même manière, par une invitation à l’opéra. C’est là que Christopher rencontrera son amour de raison, comme Julien avait fait la connaissance de Mathilde. Les autres personnages du film se font, tout au long de l’intrigue, le reflet précis de ceux du roman. Le riche père Hewett, tel le Marquis de la Mole, hausse Christopher dans la société pour le bonheur de sa fille chérie. Les deux femmes aimées par Christopher, l’une par le cœur — et pour sa sensualité — l’autre par la raison, reprennent les deux personnages féminins aimés par Julien. Le frère Hewett, élève de tennis devenu un ami de Christopher, rappelle à la fois les façons de Norbert et du Chevalier de Beauvoisis dans Le rouge et le noir. L’ami confident de Christopher, Henry, ancienne vedette de tennis, est tenu au courant des tourments et remords de Christopher, comme l’était l’ami Fouquet pour Julien.

De petits détails aussi se répondent dans les deux œuvres. On apprend furtivement que Christopher et Julien s’essaient à l’équitation sans succès, mais persévèrent dans leur apprentissage. La première remarque de Christopher concernant sa future épouse concerne son intelligence; de même, Stendhal avait souligné, dès l’apparition de Mathilde, son esprit vif et piquant. L’admiration des deux épouses pour l’avancement, dans les affaires de leur père, de l’homme qu’elles aiment est mise en exergue. Lors de l’épilogue du film, un air de Rossini, compositeur auquel Stendhal fait souvent allusion, confirme le beylisme de Woody Allen.

Mais le destin de Christopher, le protagoniste du film sera-t-il identique à celui de Julien? Il ne nous appartient pas de le révéler ici… suite à l’écran et dans le roman!

Il est amusant d’observer que l’accueil réservé aux deux œuvres par leurs contemporains est similaire, dans le parti pris ou, à l’opposé, le dégoût des lecteurs, des spectateurs et des critiques pour un anti-héros ambitieux, double, devenu meurtrier. Le rouge et le noir, ouvrant la voie au roman moderne d’introspection et de cruauté psychologique, a suscité ferveur, haine et passion. De même, le public de Woody Allen s’est trouvé partagé entre enthousiasme et répulsion vis-à-vis des sentiments et des manœuvres mis au jour dans Match Point.

L’interrogation morale, l’incontournable questionnement existentiel au sujet des valeurs de réussite et de bonheur ne laisse donc jamais indifférent. Fortune, famille, amour, sexualité sont-ils des objectifs que l’on est capable d’atteindre simultanément et sans «tuer» quelqu’un (soi-même ou autrui) ou quelque idéal? Match Point et Le rouge et le noir sont chacun des évènements artistiques par l’ampleur du tissu passionnel, intellectuel et éthique qu’ils parviennent à mettre en scène esthétiquement. Peu importe la genèse du film — improbable coïncidence entre deux grands créateurs à presque deux siècles de distance ou mise en abyme de la tromperie par Woody Allen! — voyons Match Point aussi comme un subtil et discret signe de connivence adressé au public des «happy few» cher à Stendhal et qui appréciera.

 

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