Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
QUE DIT LE ROMAN SANS LE DIRE? AUTOUR D’EMMA BOVARY, D’ALBERTINE ET DE CLÉLIA CONTI

Au cours de son histoire, la sociologie générale s’est toujours intéressée aux œuvres littéraires et même, plus précisément, a toujours aimé s’y référer, puisant volontiers des éléments illustratifs dans les œuvres les plus connues, les plus emblématiques. Pour ne prendre que cet exemple, Max Weber cite dans L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme(1) de grands textes comme La Divine Comédie de Dante, Le Paradis perdu de Milton et Robinson Crusoé de Defoe. Ces emprunts conviennent particulièrement bien à la méthode idéal-typique de Weber, au sein de laquelle ils acquièrent une portée heuristique. En chaque cas, en effet, il s’agit de rapporter une configuration socio-historique singulière à la modélisation utopique que fournit la littérature aux fins de mesurer l’écart existant entre fiction et réalité, une réalité que l’on s’emploie à systématiser de la sorte.

En fait, Weber mais aussi Durkheim, Tarde ou d’autres procédaient ainsi en un temps où, comme l’a démontré Wolf Lepenies dans Les Trois Cultures. Entre science et littérature l’avènement de la sociologie(2), les sciences sociales, qui n’avaient pas encore acquis plein droit de cité à l’université, étaient tiraillées entre l’imitation du modèle scientifique et l’imitation du modèle littéraire, se prévalaient tantôt de l’un et tantôt de l’autre, dans un esprit soit de collaboration soit de concurrence. S’agissant du modèle littéraire, ce ne sont pas seulement les grands auteurs du passé qui étaient sollicités mais aussi ces romanciers à peine antérieurs dans le temps aux Weber et aux Durkheim et qui rivalisaient avec la sociologie naissante rien qu’à se vouloir, selon le credo réaliste, des observateurs critiques de la réalité. «Lorsque Flaubert, écrit Lepenies, qui se vante de son isolement social, […] écrit en 1871 à George Sand que la France se réveillera si elle renonce à l’inspiration, si elle abandonne toute métaphysique et se met à la critique, c’est-à-dire à examiner les choses elles-mêmes, il formule un programme qui aurait pu, jusque dans le choix des termes, enthousiasmer Durkheim(3).» Lepenies se montre néanmoins sceptique quant aux services que le même Flaubert eût pu rendre aux sciences sociales, en raison de sa position d’écriture. Rappelons-lui cependant qu’à faire sur le mode le plus concret l’analyse du «bovarysme», l’ermite de Croisset cernait de façon géniale un mécanisme de reproduction sociale?
   Toujours est-il que la sociologie a continué sans beaucoup de méthode à se pourvoir en citations et exemples trouvés dans le grand corpus littéraire. Mais aujourd’hui les choses ont évolué et la discipline ou tout au moins certains de ses représentants s’interrogent de façon plus systématique sur les rapports de collaboration que peuvent nouer sociologie et littérature. On ne s’étonnera pas de voir plus particulièrement la sociologie de la littérature, elle qui a toujours eu du mal à définir ses objectifs et ses méthodes, se poser en médiatrice de la rationalisation des échanges et transactions entre les deux domaines. Avec cette conséquence quelque peu inattendue que, là où cette sociologie entendait précédemment expliquer les faits littéraires par des arguments empruntés à la réalité sociale, l’une de ses tendances est désormais de demander aux écrivains de l’aider à comprendre cette même réalité. Inversion des rapports et des rôles pleine de sens : en l’occurrence, il s’agit de rabattre la littérature sur la socialité et non plus le contraire, comme prévu initialement. Et c’est comme si la sociologie de la littérature, qui réussit assez bien à expliquer le système des lettres (l’institution, le champ), mais qui échoue assez largement à rendre compte des textes qui en émanent, se résignait à débusquer dans ces mêmes textes une «leçon sociale». Sans doute pense-t-elle trouver là un biais qui lui permettra de faire retour ensuite à la production sociale des écrits littéraires.

Mais revenons-en à la sociologie générale et à ce qu’elle commence à nous dire de ses attentes à l’endroit du littéraire. On s’en référera en premier lieu à Bernard Lahire qui s’est interrogé de façon très méthodique sur ce que les œuvres de littérature et tout spécialement celles qui mettent en scène le monde social peuvent apporter à sa discipline. Dans L’Esprit sociologique(4), il distingue entre deux sortes de profits. Parlant plaisamment de «pillage» des œuvres, il estime tout d’abord que la lecture de celles-ci peut activer en somme l’imagination du chercheur, lui procurant de nouveaux thèmes et instruments d’analyse. Mais ensuite, évoquant l’«effet d’entraînement» que peuvent produire les mêmes œuvres, il va jusqu’à penser que, s’appuyant sur les situations proposées par des romans, pièces de théâtre ou films, le sociologue peut en outre se livrer à un travail expérimental de caractère analytique. Et d’évoquer le chercheur «pris entre le plaisir de tester ses schèmes interprétatifs sur un matériau littéraire disponible et la satisfaction de mettre au jour quelques-uns des schèmes interprétatifs implicites ou explicites qui ont, de toute évidence, contribué à organiser l’écriture littéraire des situations en question(5).» Si Bernard Lahire manifeste néanmoins une prudence de bon aloi envers le profit que les sciences sociales peuvent retirer de la fréquentation de la littérature, il n’en existe pas moins pour lui une «sociologie littéraire» (dans le sens d’émanant de la littérature) qui mérite d’être reconnue comme telle et dont il y a matière à tirer bénéfice.

Tester des schèmes interprétatifs : c’est bien ce qu’a fait Pierre Bourdieu dès 1992 dans l’analyse de L’Éducation sentimentale qui ouvre Les Règles de l’art(6). Il y met à l’épreuve un concept propre à sa doctrine, celui d’espace des possibles comme «ensemble de contraintes probables qui sont la condition et la contrepartie d’un ensemble fini d’usages possibles(7)». Et de montrer que, réunis par le roman dans un même scénario, Frédéric Moreau et ses camarades illustrent un beau cas ’espace des possibles, en faisant le tour des solutions de carrière qui ’offrent aux jeunes gens de la génération de 1848, Moreau lui-même étant celui qui, ayant à choisir comme les autres, choisit de ne pas le faire. Si l’on peut estimer que Pierre Bourdieu vise par sa démonstration à valider un chapitre de sa théorie et ainsi de quelque manière à rallier Flaubert à sa cause, il faut cependant reconnaître que, plus que Bernard Lahire, l’auteur des Règles de l’art prend en compte l’œuvre littéraire avec un plein souci d’entrer dans sa logique créative et de soumettre celle-ci à ce qui dépasse la simple extraction d’une signification sociale.
   De fait, si l’on veut avoir quelque chance de dégager de certaines œuvres des schèmes d’intelligibilité du social, ceux-ci ne peuvent être reconnus qu’en liaison étroite avec la poétique de l’œuvre, c’est-à-dire avec son principe de production textuelle, impliquant le travail de l’imaginaire, la construction narrative, l’écriture. Or, il y va , de la part du sociologue, d’un travail de modélisation de l’univers fictionnel, effort théorique d’abstraction ’écrivain, lui, n’avait ni raison ni intérêt de se livrer dans la mesure même où sa fiction ne prenait sens qu’à travers la concrétude d’un destin individuel. Dans cette optique, l’auteur des Règles de l’art prête à la littérature un pouvoir de saisie et de mise au jour des significations sociales profondes qui peut paraître excessif. «Il n’est pas, écrit-il au cours de son savant démontage de l’Éducation sentimentale, de meilleure attestation de tout ce qui sépare l’écriture littéraire de l’écriture scientifique que cette capacité, qu’elle possède en propre, de concentrer et de condenser dans la singularité concrète d’une figure sensible et d’une aventure individuelle, fonctionnant à la fois comme métaphore et comme métonymie, toute la complexité d’une structure et d’une histoire que l’analyse scientifique doit déplier et déployer laborieusement(8).» Ainsi les lectures sociologiques auxquelles les fictions peuvent être soumises atteindraient à une vérité du social plus immédiate et plus saillante, étant donné le caractère économique du mode de représentation, que celle que proposent les travaux d’enquête spécialisés, qui n’ont en leur faveur que de permettre la validation de leurs résultats. Et c’est évidemment conférer un étonnant pouvoir à la fiction littéraire, du moins à certaines de ses occurrences.

Comment rendre compte de ce «mystère» voulant que le simulacre propre à la fiction délivre une vérité plus fulgurante, sinon plus sûre, que celle qu’offre toute démarche scientifique de démontage du réel? À cet égard, Pierre Bourdieu, montrant quel profit le sociologue peut retirer du texte littéraire, fait voir que ce dernier est habité et animé par une dialectique toute particulière :

Pour dévoiler complètement la structure que le texte littéraire ne dévoilait qu’en la voilant, l’analyse doit réduire le récit d’une aventure au protocole d’une sorte de montage expérimental. On comprend qu’elle ait quelque chose de profondément désenchanteur. Mais la réaction d’hostilité qu’elle suscite contraint à poser en toute clarté la question de la spécificité de l’expression littéraire : mettre en forme, mais aussi mettre des formes, et la dénégation qu’opère l’expression littéraire est ce qui permet la manifestation limitée d’une vérité, qui, dite autrement, serait insupportable. L’ «effet de réel» est cette forme très particulière de croyance que la fiction littéraire produit à travers une référence déniée au réel désigné qui permet de savoir tout en refusant de savoir ce qu’il en est vraiment(9).

En écho à cette citation, observons que le désenchantement produit par le montage expérimental n’est qu’un désenchantement complémentaire en regard de celui que produit immanquablement le roman réaliste et critique à la façon de Flaubert. Notons également que ces désenchantements cumulés sont source d’une jouissance, celle que génère toute mise au jour d’une vérité cachée. Et ceci nous ramène à l’idée de Pierre Bourdieu selon laquelle le roman ne dévoile qu’à la condition de d’abord voiler, n’affirme qu’à la condition de dénier et transforme tout effet de réel en une manière de comble dans la dissimulation révélatrice. Telle est bien l’ambiguïté qui travaille des textes contraints de refouler la vérité sociale dont ils sont porteurs. Et ce non seulement parce que cette vérité ne peut accéder à l’abstraction qui lui donnerait pleinement forme mais encore que, replacée dans son contexte historique, elle n’est pas bonne à dire.
   Signalons en passant que cette postulation contradictoire de la fiction romanesque fut mise en évidence naguère par de grandes interprétations critiques comme le Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) de René Girard ou le Pour une théorie de la production littéraire (1966) de Pierre Macherey. Dans ces ouvrages déjà, il était question de prendre en compte la vérité dissimulée de certaines œuvres, et ce en rupture plus ou moins forte avec leur sens manifeste; il s’agissait pourtant moins de déployer quelque puissante procédure herméneutique que de dégager patiemment des configurations de sens restées inaperçues de lectures trop uniment fidèles au droit fil du texte et au protocole d’usage que celui-ci impose.

Mais revenons-en à a question de savoir ce que peut la littérature pour les sciences sociales. Elle peut faire plus, croyons-nous, que proposer des exemples illustratifs des théories savantes; elle peut ne pas se contenter de cerner des scénarios fictionnels servant de bancs d’épreuve à certaines expérimentations. Pour nous, elle est en mesure de tenir un discours sociologique parallèle à celui des disciplines assignées à cette tâche et sans doute complémentaire à plus d’un titre de ce dernier. Et l’on se risquera ici à parler de «littérature appliquée (à la sociologie)», en reprenant une formule qu’utilise Pierre Bayard, à propos de psychanalyse et par laquelle il entend dire qu’il est une littérature à même de produire un savoir original sur le fonctionnement du psychisme. Je veux ’’ailleurs m’arrêter un instant aux propositions que formule Bayard en ce ’elles sont partiellement transposables à ce que j’appelle la sociologie romanesque.
   Conscient de ce qu’a de paradoxal la «littérature appliquée» (à la psychanalyse) qu’il prône, Pierre Bayard défend l’idée que, tant que l’on rabat les théories et concepts psychanalytiques sur les œuvres littéraires, on ne fait guère que demander aux écrivains de valider les thèses freudiennes ou post-freudiennes. Or, la seule manière de prêter une créativité aux écrivains en matière de psychisme est de faire valoir que certains d’entre eux ont avancé des points de vue originaux qui ne doivent rien à Freud et à ses émules et parfois même anticipent sur leurs découvertes. Parmi les nombreux exemples avancés par Bayard dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse?(10), on en épinglera deux ici même.
   Dans ses romans, Agatha Christie, nous dit Bayard, expérimente sur les mécanismes de l’illusion mentale sans référence ni à l’inconscient freudien ni à la sexualité. Elle fait ainsi apparaître qu’en certains cas le psychisme refuse de saisir ce qui n’est que trop visible en raison d’une série de blocages de l’esprit, dont certains sont d’ailleurs de nature collective. C’est en somme ce qu’Edgar Poe déjà mettait en évidence dans sa «Lettre volée», dont Jacques Lacan fit grand cas…
   Dans Le Meurtre de Roger Ackroyd, nous ne pouvons concevoir qu’un narrateur avec lequel nous avons établi un contrat de confiance (et d’autant plus fondé que ce narrateur est médecin) puisse nous mentir, ne serait-ce que par omission, et nous cacher la réalité de son crime; les lecteurs que nous sommes succombent ainsi à l’illusion du «puisqu’il le dit, c’est vrai» sans voir que celui qui relate les faits d’enquête est aussi l’auteur du crime(11).
   Le second exemple est celui des «tropismes» au sens de Nathalie Sarraute, dont Bayard nous montre qu’ils ont pour vertu de faire ressentir, à travers l’expression de petits séismes préconscients, ce qui est pour beaucoup d’individus l’horreur de la relation à l’Autre. Et de montrer qu’en ce cas l’écrivain décompose sentiments et sensations en menus frémissements que la psychologie néglige la plupart du temps comme trop ténus pour être pris en compte(12).
   On voit en quoi la démarche suivie par Bayard est originale et comment elle pointe dans les textes littéraires des éléments plus ou moins structurés, à la fois utiles à la connaissance et échappant aux théories consacrées. Cependant la méthode appelle des réserves, comme l’admet celui qui la défend. C’est d’abord que les trouvailles psychologiques des écrivains ne dépassent guère le stade du fragmentaire, proposant des modèles interprétatifs partiels. C’est ensuite qu’elles sont malaisées à théoriser en raison même de la nature du texte littéraire À ce propos, Pierre Bayard parle opportunément du difficile «passage d’une écriture littérale, indicible autrement, à des concepts dont le coût d’utilisation est de déformer l’expérience unique dont ils essaient de rendre compte(13).» Nous avons vu que Pierre Bourdieu faisait une remarque du même ordre lorsqu’il parlait de désenchantement. Mais ici il est question d’une déperdition de sens, à laquelle il est bien difficile de remédier.

S’agit-il de renoncer pour autant? Pour notre usage, la notion de «littérature appliquée» (à la sociologie) et de sociologie romanesque demandent à ne pas être mises en œuvre de façon trop unidirectionnelle ou trop systématique. Étant acquis que discours savant et discours littérature sont peu réductibles l’un à l’autre, mieux vaut ne pas vouloir à tout prix forcer l’un à s’intégrer ou à se soumettre à l’autre mais tenter plutôt d’établir entre eux des procédures d’échange et de réciprocité. Soit une activation mutuelle faisant que lecture sociologique des textes littéraires et lecture «littérarisée» des problématiques sociales (telle que Bernard Lahire la défend) soient mises en parallèle, confrontées l’une à l’autre et finalement, dans le meilleur des cas, conjointes dans un même effort interprétatif.
   À cet endroit, je voudrais jeter un pont entre mon propos et l’ethnocritique dont nous débattons ici même aux fins de montrer qu’une démarche différente de celles qui ont été évoquées jusqu’ici soulève cependant le même genre de questions et de préoccupations.
   Dans une contribution intitulée «Le voisinage d’Emma», Jean-Marie Privat se livre à une analyse inédite de Madame Bovary en appui sur un détail textuel où Flaubert évoque l’accident du père Rouault en ces termes : «Il ’ ’ était cassé la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois chez un voisin(14).» Privat note que, dans les avant-textes du roman, Flaubert avait préféré le terme «ami» au terme «voisin» au sein de la phrase retenue. Et de remarquer que la substitution de mot est particulièrement opportune en ce que, comme le confirme l’ethnographie, le monde rural privilégie en matière de sociabilité les relations de voisinage, relations qui prescrivent une solidarité communautaire dépourvue d’affects, aux dépens des relations d’amitié. En contexte, le terme «voisin» est d’autant plus adéquat qu’il fait suite à l’expression orale/rurale «faire les Rois» dans une phrase à l’indirect libre attribuable à l’enfant qui sert de guide à Bovary et lui raconte l’événement.
   Partant de quoi, Jean-Marie Privat observe «qu’il existe une certaine ethno-logique du voisinage dans l’ensemble du roman(15).» Pour lui, elle se manifeste plus particulièrement sur un mode inversé en ce que Emma, qui ne songe qu’à rejeter les usages de son milieu, valorise systématiquement les relations d’amitié aux dépens des relations de voisinage. Certes, elle ne vit les premières que sur un mode factice et dérisoire — un Rodolphe n’a rien d’amical — mais n’en fait pas moins de l’amitié son idéal ou son utopie. Toujours est-il que l’opposition voisinage/amitié va si bien fructifier qu’elle générera une productivité textuelle et culturelle qui, par ondes successives, s’élargira progressivement à tout le roman jusqu’à gagner l’intimité même du personnage central. Ainsi, commente Privat, «la vicinité […] fonctionne comme l’une des matrices de l’invention poétique de Flaubert et du rapport ontologique de son héroïne au monde», et si bien qu’Emma «finit même […] par s’éprouver comme étrangère à elle-même et à se détruire quand elle est trop voisine d’elle-même(16)».
   L’idée est donc qu’une observation ethnographique restreinte, plus visiblement assumée comme telle dans les avant-textes que dans la version finale de Madame Bovary, est à l’origine d’une riche production thématique et sémiotique et procure au roman l’une de ses structures poétiques de base. On peut évidemment soutenir que la donnée initiale passe inaperçue et que l’esprit ethnologique se dissout dans l’usage qui en est fait. Mais observons avec Jean-Marie Privat que le thème de la vicinité peut encore participer d’une lecture sociale du roman. Madame Bovary est, parmi tant d‘autres choses, le roman de l’affrontement entre deux habitus collectifs incompatibles, l’un lié à une culture archaïque, l’autre à une culture moderniste et aussi aliénants et détestables l’un que l’autre aux yeux de Flaubert. Dans le même esprit de transposition, ajoutons encore que le thème et sa problématique contribuent également à la connaissance du psychisme : être en accord avec le plus voisin en opposition avec tout ce qui est lointain (Paris, par exemple dans le cas présent) est une disposition mentale propre à certains (voir le passage où Charles est comparé à un âne broutant son pré).
   Ainsi, même si le trajet qu’il emprunte va clairement de l’ethnologie à la littérature, Jean-Marie Privat me permettra de dire que, selon son analyse, ce qu’ une connaissance savante apporte à la littérature, la littérature est à même de le rendre à la science. Ainsi, une fois encore, une réciprocité, au moins implicite, s’instaure entre les deux domaines et telle qu’une même thématique soit lisible sur plusieurs registres.

*

Partant des quelques prises de position que l’on vient d’évoquer et qui se regroupent autour de la problématique littérature et sciences humaines, nous voilà mieux en mesure à présent de dire ce qu’il est permis d’attendre de la «sociologie romanesque». Nous postulons donc que, s’il est voie connue allant de la sociologie à la littérature, il est important d’en ouvrir un autre, allant de la littérature à la sociologie. Pour notre usage, nous en limitons la mise en œuvre au roman d’obédience réaliste, tout en sachant qu’il serait opportun de jeter des passerelles en direction d’autres genres ou domaines du littéraire. Mais, avant de fixer quelques principes méthodologiques, il nous faut insister sur les difficultés que peut rencontrer l’application de la littérature à la sociologie et voir de quelle manière on peut les surmonter.
   Soit les trois ordres de réflexions qui suivent :
   1° On ne peut cerner et analyser la pensée sociale d’une œuvre de façon purement spontanée et sans préalables. Un bagage minimal de concepts et de modèles explicatifs est requis en vue de son exploration. En conséquence, même si le trajet retenu va de la littérature à la science sociale et entend éclairer celle-ci par celle-là, l’enquête socio-littéraire ne sera conduite avec succès que si elle se dote d’un horizon de références prêtes à être évoquées. Dès ce moment, il y aura nécessairement échange entre les deux domaines, un échange d’autant plus productif qu’il se gardera de confondre les deux discours qui les portent. Encore une fois, il ’agit moins de demander au roman de confirmer les connaissances du sociologue que ’’obtenir de ces connaissances qu’elle stimulent la lecture des textes en vue de mettre au jour des savoirs spécifiques, qui feront retour ensuite vers les sciences sociales. Ainsi comprise, une collaboration fructueuse des sociologues et des critiques œuvrant pareillement sur la littérature est largement plausible.
   2° Du discours littéraire au discours savant, il n’en reste pas moins qu’il est une manière d’incompatibilité et le transfert de l’un à l’autre ne va pas sans un certain déficit. Bourdieu a parlé de désenchantement, Bayard de perte de sens, Privat a évoqué la dissolution de l’ethno-logique dans la sémiologie romanesque. Comme on l’a vu, cela tient à ce que le roman opère sur des situations particulières et sur des destins singuliers. De plus, les connaissances qu’il met en avant sont facilement hybrides et malaisément rapportables à une discipline précise. On a vu que, dans Madame Bovary, le thème du voisinage était indexable sur plusieurs registres «disciplinaires». Dans l’analyse que nous avons menée sur les romans de Stendhal(17), nous avons eu recours, pour désigner ce qui se dissimule sous la notion d’ambition, à la notion de «demande de reconnaissance», qui possède un statut en philosophie, en psychologie sociale et en sociologie.
   Mais en est-on pour autant réduit à accepter ce déficit et à renoncer à ajuster vraiment un discours de la singularité sur un modèle régi par le collectif? Outre qu’il arrive aux sciences sociales de faire place au singulier (les récits de vie, par exemple), le roman de son côté n’est pas fermé à toute procédure d’abstraction et de généralisation. À cet égard, le refoulé du texte, qu’évoque fugacement Bourdieu, est peut-être le lieu même où se joue le rapport entre singulier et collectif et où se conjoignent ces deux niveaux. Il sera fait état plus loin d’une procédure donnant à ce refoulé quelque chance d’émerger.
   3° Enfin, il ne faut attendre de l’œuvre littéraire que des connaissances partielles, dans la mesure où cette œuvre ne prétend jamais au systématique ou bien encore que ses systèmes à elle sont d’abord d’ordre esthétique. Encore faut-il ’entendre sur cette notion de savoir fragmentaire. Après tout, le bovarysme tel que l’a identifié une lignée critique allant de Jules de Gaultier à René Girard, est bien un mécanisme social de grande ampleur caractérisant le désir dévié dans les sociétés occidentales modernes et vaut comme théorie générale. Par ailleurs, on peut s’accommoder de l’aspect parcellaire des interventions sociales des romanciers dès le moment où l’on s’avise, avec Pierre Bourdieu, qu’il est la rançon de la saillance propre à l’économie romanesque. Si la condensation métaphorique ou métonymique dont peut se prévaloir l’imaginaire du roman est rétive au doctrinal comme au systématique, elle possède une efficience qui n’est qu’à elle et avec laquelle l’élaboration savante ne peut rivaliser. Certes, les tropismes psycho-sociaux de Sarraute ne découpent qu’une mince zone d’activité mentale, mais, produits d’abord d’une écriture, ils découpent un angle de vue inédit. Découverte toute partielle en conséquence mais dont toute forme de littérature appliquée telle que la sociologie romanesque peut se satisfaire parfaitement comme ouvrant des pistes à l’analyse du comportement humain.

Ainsi, à travers aléas et contraintes, une méthode se précise. On en voit les limites. Elle n’en est pas moins justifiée par le pouvoir qu’a la littérature de dévoiler selon le mode d’expression qui est le sien des aspects de la réalité sociale qui resteraient tus autrement. Il est donc permis d’aller de l’avant en définissant des règles d’analyse qui, pour être risquées, ne s’en imposent pas moins face aux objets dont s’occupe le roman. On s’en tiendra ici à ces quelques indications méthodologiques :
   1° En quête d’un possible refoulé textuel, la démarche retenue se tient forcément loin de tout ce qui est réflexivité explicite du texte romanesque, sous forme de commentaires d’auteur par exemple. Elle s’inscrit donc résolument sur le seul plan de la fiction et demande à celle-ci d’aller au-delà d’elle-même. Que dit le roman sans le dire? Que dévoile-t-il tout en le voilant? Sous quelle forme plus ou moins déguisée force-t-il la censure qui rend opaque la vérité du social? Pour le savoir, il importe de prendre distance avec tout ce qui instaure le texte du roman dans son apparence la plus convenue (comme ce qui relève du genre, des techniques, de la position d’énonciation, etc.) pour rejoindre librement son imaginaire, si faire se peut. Mettre en question la carapace instituante sera mettre en doute le protocole de lecture qui régit le récit et jusqu’à ne pas l’accepter. Soit, pour prendre un exemple commode, le système des personnages. Dans la plupart des cas, ce système nous impose une figure dominante (Emma Bovary, Julien Sorel) que la lecture adopte comme telle, voulant que la plupart des données du récit passe par le filtre de sa présence et de sa vision. Cela veut dire que des personnages secondaires mais essentiels pour l’action ne mènent pas entièrement leur vie propre en texte et, donnés de biais par l’écriture, se voient peu interrogés par la lecture. En bien des cas, il est opportun d’interroger ces îlots d’opacité narrative et d’y voir comme autant de brèches à ouvrir, dans lesquelles l’analyse peut se glisser pour en savoir plus sur l’univers du récit. Là réside typiquement une forme d’activation du texte susceptible de lui faire avouer sinon ses secrets, du moins ce qu’il ne dit qu’à demi et qui contient une part de sa vérité intime.
   J’ai ainsi tenté de montrer que l’Albertine proustienne, personnage latéral et peu estimé de la critique, menait dans la Recherche une vie à elle que critiques et lecteurs avaient largement sous-estimée. Ainsi tout ce que ce personnage représentait (classe moyenne, lesbianisme, culture sportive…) se trouvait renvoyé aux marges du grand roman, voire soumis à une manière de dénégation permanente. Dans la foulée, la lecture manquait les mécanismes de vie collective dont la même Albertine révélait l’existence et qui, par exemple, mettaient à mal la conception héréditaire de la reproduction sociale longuement cultivée par le roman pour lui préférer un principe de transmission non plus biologique. De la sorte, l’analyse se livrait à une double opération activante : elle accroissait la productivité fictionnelle à travers la réévaluation d’un personnage et, dans le même mouvement, elle débusquait des significations indexables sur un discours de savoir.
   2° L’expérience montre qu’il n’est pas d’activation du texte et de sa fiction sans appui sur quelques indices à valeur de déclencheurs. Tel détail peu remarqué, tel décalage entre les plans de mise en scène, telle contradiction entre données textuelles peuvent ici faire l’affaire. À partir de quoi on tire le fil, faisant que des éléments en série se constituent en configuration de sens originale. Dans La Chartreuse de Parme, la phrase «Clélia était une petite sectaire de libéralisme(18)» a joué pour moi un rôle stimulant. Non contente d’attirer l’attention sur un personnage éclipsé par la Sanseverina dans le rapport des femmes au héros, elle m’a donné conscience de l’importance politique de la jeune Conti (Clélia est dans le roman le seul personnage dont le libéralisme soit sincère), nous laissant voir que la passion amoureuse de la jeune femme prenait peu à peu valeur symbolique au plan des luttes pour la domination(19). Partant de quoi, tout le système de représentation du roman a pu être mis en cause et l’on a vu la jeune Clélia prendre l’ascendant sur Fabrice et transcende son sectarisme initial en bien autre chose, qui est coups portés à la tyrannie et affirmation de liberté. À cet égard, la belle invention finale de l’amour dans le noir fait de la marquise Crescenzi une pasionaria d’un genre singulier.
   3° Sans que soit trahie la lettre du texte, l’activation du roman dans son esprit et dans son dispositif de lecture s’apparente au travail de la fiction. L’histoire racontée y devient un peu plus qu’elle-même par un effet de démultiplication qui fait partie de son potentiel non complètement réalisé. La critique paye de la sorte son tribut à l’imagination par un dépliement du scénario textuel. Mais elle agit autrement encore en portant, ce faisant, un regard ironique sur ce que le texte semblait avoir fortement établi par ses procédures de désambiguïsation. Ici l’ambiguïté fait retour sur un mode qui tient de l’humour et qui fait apparaître que Célia Conti est loin d’être celle que l’on croyait. En somme, c’est l’ironie même du texte qui est ainsi révélée à elle-même.
   4° La configuration symbolique qui se donne à lire par repérage de divers indices et mise en évidence de formes ambiguës est sans doute faite de pièces et de morceaux mais elle n’a rien d’erratique pour autant. Il y a des chances pour qu’elle se structure même autour de l’une ou l’autre signification polaire. Dans le cas de La Chartreuse de Parme, elle mérite le nom d’utopie du texte, une utopie chargée de valeurs diverses (psychiques, érotiques, sociales, politiques). Mais ici se produit l’étape décisive de ce que, plus haut, nous appelions échange et réciprocité. Les significations apparues à travers la réévaluation du personnage de Clélia Conti demandaient à être confrontées aux modèles et notions que propose telle ou telle discipline savante si l’on veut qu’elles ne restent pas suspendues en l’air. Dans le cas présent, ce sont quelques-uns des grands cadres de la pensée sociologique qu’il s’imposait de convoquer dans l’ esprit de savoir si l’utopie romanesque mise au jour faisait sens pour cette pensée et dans quelle mesure elle pouvait l’enregistrer, la valider. Ce qui revenait à indexer des valeurs proprement littéraires sur des thèmes éprouvés par les sciences sociales pour mieux structurer les premières mais aussi pour en mesurer l’originalité. Pour le dire vite, la prise de pouvoir symbolique à laquelle procédait Clélia Conti n’acquérait tout son sens que mise en rapport avec les deux grands modes d’exercice d’un pouvoir oppressant que sont la domination de classe et la domination masculine. De même et plus finement, elle s’inscrivait dans une quête de la reconnaissance entreprise au rebours des mécanismes ordinaires de la recherche d’identité(20).

Mais ce ne sont là que quelques indications de méthode. On se doute que celle-ci est vouée à se redéfinir à chaque fois en fonction de son objet. Aucun découragement dans ce constat. Si elle entend susciter de nouvelles analyses, la sociologie romanesque doit se vouloir avant tout un état d’esprit, une manière à la fois sérieuse et ironique d’aborder les textes des meilleurs romanciers.


RÉFÉRENCES

   1. Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, Presses Pocket, « Agora », 1990..  [Retour]
   2. Wolf Lepenies, Les Trois Cultures. Entre science et littérature l’avènement de la sociologie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1991. [Retour]
   3. Ibid., p. 6. [Retour]
   4. B. Lahire, L’Esprit sociologique, Paris, La Découverte, «Textes à l’appui/Laboratoire des sciences sociales», 2005. [Retour]
   5. Ibid., p. 177. [Retour]
   6. P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, «Libre Examen/Politique», 1992. [Retour]
   7. Ibid., p. 327. [Retour]
   8. Ibid., p. 48. [Retour]
   9. Ibid., p. 60. [Retour]
   10. P. Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse?, Paris, Minuit, «Paradoxe», 2004. [Retour]
   11. Ibid., p. 88-90? [Retour]
   12. Ibid., p. 131-135. [Retour]
   13. Ibid., p.135. [Retour]
   14. Flaubert, Madame Bovary, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 72. [Retour]
   15. Jean-Marie Privat, «Le voisinage d’Emma », article à paraître, page 3 du tapuscrit. Je remercie l’auteur de m’avoir autorisé à évoquer et à citer son texte avant publication.  [Retour]
   16. Ibid., p. 9. [Retour]
   17. Jacques Dubois, Stendhal. Une sociologie romanesque, Paris, La Découverte, «Textes à l’appui / Laboratoire des sciences sociales», 2007, pp. 53-60 notamment. [Retour]
   18. Stendhal, La Chartreuse de Parme, Paris, Gallimard, «Folio classique», 2004, p. 410. [Retour]
   19. Voir notre Stendhal. Une sociologie romanesque[Retour]
   20. Idem[Retour]

Copyright © Jacques Dubois, 2007
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.