Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
SALPICON

Salpicon — à ne pas confondre avec Sale p'tit con — ragoût composé de plusieurs viandes coupées, de quenelles et champignons.

On a terminé notre plat. On est dans la cuisine. Romain a seize ans. Il chausse du 44 et approche le mètre quatre-vingt. Romain est l'unique fiston de ma compagne Marie-Clotilde. Cela fait cinq ans que je vis chez eux. J'ai rencontré Marie-Clotilde, un été, en Italie. J'étais travailleur saisonnier, dans un hôtel, à Procida, une île en baie de Naples où elle passait ses vacances. Elle lisait un vieux Sagan au bord de la piscine. Rien ne nous prédisposait à nous rencontrer. Si ce n'est que je parlais le français, qu'elle avait un bien meilleur orgasme les jambes fermées, et que j'étais pathétiquement en manque.
   Marie-Clotilde est une assez jolie femme, selon moi, s'entend, un autre pourrait la trouver pas terrible, trop mince, trop grande, ou que sais-je… Disons qu'à trente-huit ans, elle a une allure. Une cascade de cheveux noirs sur un dos effilé à la Giacometti. Et bah, c'est vrai, je le concède, un nez un peu long, qu'elle voudrait faire retoucher par son chef de service, un chirurgien. Moi, je l'aime bien son pif. Mais bon. Elle est infirmière de nuit. Moi je fais des petits boulots, quand je ne tourne pas des courts métrages. Un jour, vous verrez, je monterai les marches du festival de Cannes! Romain avait un jour commenté: La beaufitude, c'est un bon sujet, tu devrais plutôt filmer ça, mec, c'est ça ton truc.
   Romain est du genre scientifique. Quand il ne pythagorise pas, il écoute de la Techno House. À fond, bien sûr. Et ça fait tellement partie de son charme… Précisons donc que cette grande courge a une affinité particulière pour les maths. Les mathématiques pures. La recherche ou rien. C'est la carrière qu'il envisage.
   Romain m'appelle has been, dans les bons jours, et inspecteur Derrick, dans les mauvais. Ajoutons que c'est un ado «malheureux», parce qu'il n'a pas connu son père. Le géniteur ayant disparu à la naissance sans laisser d'adresse. C'est pour cela que Romain est parfois difficile, et qu'il faut le comprendre, le pauvre. Romain avait onze ans quand j'ai débarqué chez eux, avec ma brosse à dents. Et à onze ans, je suis désolé, mais c'est trop tard. Car tous les thérapeutes l'affirment: les limites que l'adolescent va se donner dépendront de celles qu'il aura reçues entre douze mois et quatre ans. N'empêche. Je ne baisse pas les bras. Je dialogue. Romain vient de boire un litre de jus d'orange au goulot, oui, un litre! Il se lève, écrase la pédale de la poubelle et y jette ses vieux baskets. Il me regarde de biais en épiant ma réaction. J'dis rien, j'pipe pas un mot. T'aurais pas 100 euros, mes pompes sont foutues, et en plus j'ai une soirée au Sergent Pepper, ce soir, et sans mes Kappa aux pieds, je me sens mal. Tu connais maman, elle me dit oui, et puis elle oublie. Elle est partie au boulot et elle m'a rien laissé. Je ne réponds pas. Je me sers un verre de vin. Sans vouloir faire bégueule ni trop moraliser, je dirais que le respect perd du terrain. Et le matraquage actuel ne fait qu'accentuer le mouvement, en érigeant au rang de valeurs suprêmes le matérialisme, l'individualisme, l'égotisme et la satisfaction immédiate. Les ados sont les premiers à en pâtir. Des victimes, quoi. Mais lâchez-moi un peu! Laissez-moi le latter ce petit con! me dis-je, en joignant les mains en prière, comme Don Camillo dans son église. Tandis que notre Romain balance, avec un dédain indéniable, sa vaisselle sale dans l'évier. Notons que le lave-vaisselle était tout à fait béant de disponibilité. Passons. Romain s'allume une cigarette. Il tire une grosse bouffée et me la flanque sous le nez. Il aime la provocation. J'aurais pu riposter. Cette fois je me tais. Non pas que j'esquive ou veuille finasser. Non, je me tais. Car je suis le premier à reconnaître la convention internationale des droits de l'enfant. Celle qui donne au mineur les mêmes droits qu'au sujet majeur. Donc, liberté d'opinion, d'expression, liberté de pensée, de conscience et de religion. Liberté, quoi. Au fond, chaque membre de la famille est dans une logique de pouvoir au sein de son propre monde. Argumenter, expliquer, surtout ne pas brimer, me dis-je, angéliquement. Si certains jeunes ont pris le pouvoir, c'est parce que les adultes ont bien voulu le leur donner. Évitons le rôle du beau-père fouettard, sans pour autant baisser pavillon! Restons calme, restons calme. L'enfant moderne est une icône. Les parents croient respecter leur ado en accédant à tous ses désirs, sans opposer grand refus, alors que l'ado en a justement besoin pour se construire. Sa mère et moi on diverge sur ce coup-là. Ou disons plutôt qu'elle est fatiguée quand elle rentre de l'hôpital et elle n'a pas envie de conflits. Communiquons, il m'a demandé 100 euros, je lui en refile 50. Deux billets de 20, et un de 10, ça fait pas 100 balles, me dit Romain, en articulant fort, et en atteignant une cime d'originalité dans le registre : ironie pure. Et moi de lui répondre avec douceur et mon sourire spécial Dolto : Cinquante euros, pas un centime de plus, mon agneau de Marie et Joseph. Ben là, tu vois, je ne sais pas m'acheter mes nouvelles pompes et me faire la soirée Sergent Pepper en même temps. C'est im-pos-sible! Tu comprends? En plus, j'invite Fatima, me précise-t-il, un tantinet énervé. Alors que j'écrase avec sagesse, Romain écrase sa cigarette sur le dos de son portable. Je continue à lui sourire impassiblement. Un rien excédé, bichounet se lève en soupirant, soulève le couvercle de la poubelle et récupère ses vieux baskets, pas si pourris que ça. Il me regarde avec une sorte de pitié. En hochant la tête. Pour lui, je ne suis sans doute que le gagne-petit, le demi-raté qui partage la demi-vie de sa mère. Rien de plus? Va savoir. Alors que le futur polytechnicien soigne une coiffure hérissée au gel coiffant, dans un prêt-à-sortir du meilleur goût, je lui demande sereinement dans un pur éclair d'embuscade : Dis-moi, Romain, est-ce que tu m'aimes?

 

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