Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Lisez dans BAT: Le bureau de l'heure (1)
et Le bureau de l'heure(2).

 
LE BUREAU DE L'HEURE (3)

Au fond, n'y a-t-il pas deux sortes de temps, pensait Célestin? Celui qui s'affiche en chiffres sur les écrans des montres, des horloges, des cadrans électroniques et dont il avait pour métier de contrôler la mesure. Ce temps est celui du moment présent, de l'instant, des heures qui balisent la journée, des horaires qui régissent le travail, des pointeuses, des urgences, des rendez-vous, des repas qui se prennent à heures fixes. Il est horizontal. Et puis, il y a le temps qui a fui, échappant à l'homme, filant comme l'eau entre les doigts. Mais ce temps a laissé des traces indélébiles qui, à la faveur d'une rencontre, d'une maison, d'un café, d'une ruelle, d'un paysage que l'on croyait oubliés, resurgissent. Ce temps est celui des origines, de l'histoire, la nôtre et celle qui nous traverse, venant du plus loin de la nuit. C'est le temps des profondeurs. Il est vertical. La Recherche, le livre de chevet de Célestin, ne parle que de cela, finalement. Depuis, des multitudes d'ouvrages se sont accumulés sur le sujet, soit pour commenter le premier, soit pour développer des théories nouvelles. Célestin en était resté à l'essentiel.
   Se sentir à la jonction de ces deux axes temporels, horizontal et vertical, lui donnait la claustrophobie. Jamais le temps n'a provoqué à ce point en lui le sentiment d'enfermement que le commun des mortels associe d'ordinaire à l'espace, celui d'une prison, d'un tunnel, d'une grotte, d'un train bondé, d'une pièce irrespirable. Même dans son obscur sous-sol où il vérifie ses horloges, Célestin est payé pour savoir que le temps, dès qu'il s'agit d'enfermer, n'a rien à envier à l'espace. Les archéologues éprouvent-ils le même sentiment d'étouffement, se demande-t-il, eux qui, fouillant le sol pour y sonder nos origines, se débattent sur l'axe vertical du temps, alors qu'ils ont déjà à supporter leur propre histoire dont la verticalité n'est pas moins vertigineuse? À la réflexion, il y a tout lieu de croire que le sort des archéologues, confrontés à la double verticalité du temps, sans être dispensés de son horizontalité (car ils ont eux aussi leurs horaires, leurs échéances…), est moins à envier encore que le sien. Et pourtant, on ne semble pas se plaindre dans cette profession. Aucun signe de mécontentement, d'arrêt de travail, de grève tournante ou sauvage, de grève du zèle. Existe-t-il seulement un syndicat des archéologues? L'archéologie est une profession silencieuse comme la plongée sous-marine. Ici et là, il s'agit d'explorer les profondeurs de deux mondes qui, pour des raisons différentes, se confondent, l'un et l'autre, dans le silence. Imaginant un archéologue victime (car il n'y a pas d'autre mot), comme lui, de la résurgence d'un amour d'enfance, il fut saisi d'angoisse en songeant au séisme dont son corps risquait d'être le théâtre. Le vocabulaire médical dispose d'une litanie de noms pour désigner pareil choc : dépression, hémorragie cérébrale, aphasie, thrombose, méningite, rupture d'anévrisme etc. N'est-il pas grand temps de se préoccuper des risques professionnels courus par les archéologues? Ceux qui, comme lui, travaillant dans la sphère du temps, exercent un métier dont les affinités sont patentes, ne devraient-ils pas faire montre de solidarité, comme l'ont fait entre eux, à maintes reprises, les métiers du fer, qu'il s'agisse des laminoirs à chaud et à froid ou de l'industrie automobile?
   Voilà les pensées qui agitaient Célestin au moment où sa voiture franchit les grilles de l'Observatoire. Apercevant les cinq coupoles où se réfugient les astronomes pour explorer l'éther, il songea aux coupoles des églises romaines qui, elles, mettent toute une ville en contact avec le ciel. Car, chaque année en mai, invariablement, Célestin se rend une semaine à Rome où, comme chacun sait, on ne compte plus les archéologues, sauf dans les hôpitaux dont les sections psychiatriques, sans se poser de questions, les voient défiler pour des séjours plus ou moins longs. Du Pincio, il a compté pas moins de vingt-deux coupoles, imaginant, dans chacune d'elle, un ecclésiastique en soutane jouant à cache-cache avec Dieu derrière son télescope et, dans la plus volumineuse, celle du Vatican, d'énigmatiques ballets entremêlant le violet et le blanc. Rome, le plus gigantesque des observatoires, était autant la capitale des astronomes que celle des archéologues. D'ailleurs, il se disait que L'Osservatore romano, le quotidien papal, était aussi la voix des astronomes romains. Est-ce parce que le temps s'y lit sur chaque pierre que Célestin a appris à aimer Rome comme une délicieuse maladie? À moins que ce ne fût par affection pour ses coupoles ou par compassion pour les archéologues dont il devinait les plaintes montant des hôpitaux?

 

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