Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
UN MUSCLE
PAR CORINNE HOEX

La Guadeloupe. Prague. Budapest. Rome. Capri. Madrid. Lisbonne. Marrakech. Port Saïd. Assouan. Dakar. Salt Lake City. Avec Sunair. Airtour. Sunsnack. Air France. Sabena. Par Touring Club. Thomas Cook. Wirtz. Rossel. Pasteels.
   Je ne savais jamais où tu étais. Maintenant, je vois. Notes d'hôtels et de restaurants. Billets de chemins de fer. Tickets d'entrée. Dépliants. Programmes. Cartes postales. Photos. Chaque voyage dans son enveloppe.

Dîner du commandant. Premier service. Deuxième service. Loto à bord. Piano-bar. Hair Style Boutique. Animation salle Palladium. Buffet servi près de la piscine. Bal Pyjama dans la discothèque. Fitness-club au Neptunius. Gymnastique avec Pamela. Jeu de bingo au salon Héraclès. Spaghetti Party au salon Scorpio. Tir aux pigeons d'argile à la poupe du pont Apollo. Grand spectacle d'adieu au salon Jupiter. L'orchestre Blue Sky joue pour vous au salon Olympus. La boutique et le duty free shop sont ouverts.
   Tu as fait toutes les croisières. Étoiles du Nord. Spitzberg. Perles des Caraïbes. Ports de la Baltique. Rivages ibériques. Musicale du Danube. Canal de Panama. Joyaux du Rhin.
   Tu as embarqué sur Mermoz. Century. Monterey. River Cloud. Royal Viking Queen.
   Il ne t'a manqué que le Titanic.

Un midi, tu sonnes chez moi. Sur le palier, en sortant de l'ascenseur, tu me pousses un paquet dans les mains :
   – Tiens! Ce sont des épices! Je reviens de la Guadeloupe!
   Immédiatement, tu ajoutes :
   – Je suppose que tu ne mets pas d'épices dans ta cuisine! Tu as tort!
   Tu ne me laisses pas le temps de répondre. D'ailleurs, y a-t-il une question? Tu fouilles ton sac :
   – Si ça ne te plaît pas, j'ai autre chose. Mais décide-toi. Il faut que j'y aille. J'ai un scrabble dans vingt minutes.
   Tu me fourres dans les mains un torchon de cuisine. Tu déplies devant toi le tablier assorti, avec la recette illustrée de la langouste.
   – Alors quoi? Tu te décides? J'ai eu tort de venir! Tu vas me mettre en retard!
   Je regarde dans les yeux le grand crustacé rouge.
   – Il faut absolument que j'y aille, ma petite fille! Garde tout, je préfère. D'ailleurs, j'en ai encore. J'ai tout acheté en six exemplaires pour mes amies du scrabble qui n'ont pas pu venir.
   Tu entres dans l'ascenseur. Un instant, tu te ravises, tu refais un pas vers moi, tu esquisses une volte pour te donner à voir, tu te souris dans la glace :
   – Pas mal, hein, mon bronzage? Et ma nouvelle coiffure?
   L'ascenseur t'emporte.
   J'ai la recette de la langouste.


*

Le mois dernier, un soir, tu me téléphones. Tu es jaune. Tu as la peau qui te démange. Tu fais du pipi brun et du caca blanc. Une petite pierre au foie sans doute. Ta mère a eu la même chose. L'après-midi, tu n'iras pas jouer au scrabble chez tes copines. Tu resteras à te reposer dans ton fauteuil. D'ici deux ou trois jours, ça ira mieux. Tu seras en forme pour les championnats.

Le médecin exige que tu passes un scanner. Tu prends rendez-vous à l'hôpital. Deux semaines d'attente. Mais tu ne veux pas aller ailleurs. C'est ton hôpital. Ton hôpital se trouve en haut de ta rue.

Dimanche après-midi. Nous sommes dans la loggia du salon, assises à la table à jeux. Les rideaux sont ouverts sur le ciel de novembre. Les branches du magnolia frôlent le carreau. Tu as sur les épaules ton manteau de mohair. Tu as consenti pour moi à baisser le thermostat. Il ne fait que vingt-deux degrés.
   Tu remontes ton col avec humeur.
   – J'ai les os glacés! C'est simple : je ne peux plus tenir mon bic!
   Je te regarde, penchée sur ton bloc-notes : nuque courbée, lunettes sur le nez, inspectant les deux colonnes parallèles qui, sans jamais se toucher, sans s'écarter de leur trajectoire, luttent l'une contre l'autre jusqu'au bas de la page, où tu viens d'inscrire nos derniers résultats. J'observe le sérieux, l'attention avec lesquels tu refais les totaux, le bout de ton stylo pointant de haut en bas, successivement, chacun de nos scores. Tes lèvres remuent tandis que, mentalement, tu additionnes les nombres, comme une fillette qui s'applique en classe de calcul. Mais, malgré tes efforts, tu ne feras plus de progrès. Cet exercice a pour unique vocation d'entretenir tes facultés cérébrales.
   – Une gymnastique de la tête! te vantes-tu, soutenant avec une conviction forcée : Un muscle! C'est un muscle! Le cerveau est un muscle!
   Car tu te bats, comme se battent tes amies, contre la terreur de l'âge. Jouer aux cartes, c'est ta médecine.
   Soudain, tu te redresses. Tes yeux bleus fusent par-dessus les lunettes.
   – Je gagne, ma fille, je gagne! Une dernière partie?
   – Oui, si tu veux…
   Bien sûr, tu veux. Tu déposes vivement dans le tiroir devant toi le carnet et le stylo. D'un doigt, tu remontes tes lunettes. Tu déploies le jeu sur la table, tu entreprends de le mêler. Toi qui battais les cartes avec une dextérité d'illusionniste, depuis quelque temps, tu préfères les brouiller comme le font les enfants, tu «fais la soupe».
   – Allez! Aide-moi!
   Tes mains et mes mains évoluent en une chorégraphie silencieuse, tournant, glissant, s'effleurant presque, s'évitant toujours. Je te scrute à la dérobée. Tes pensées sont là-bas, au loin, à l'extrémité du jardin, où le saule dans le vent se dépouille de son feuillage. Tes yeux se perdent sur la pelouse, accompagnent le balancement des longues branches lascives. Tes doigts, machinalement, poursuivent leur valse lente. Près de ton visage, le magnolia caresse contre la vitre quelques dernières feuilles, d'un rouge désespéré.
   Je rassemble les cartes. Je les empile. Je les pose devant toi.
   – Coupe, s'il te plaît, Maman.
   Ces feuilles. Ces feuilles rouges. Ces feuilles en train de virer de couleur sous nos yeux. Ces choses de la terre et du ciel qui viennent te chercher jusque dans ta maison. Tu examines ton jeu.
   – Cette fois, ma fille, tu vas gagner : je n'ai rien en main!

(Fragments d'un roman à paraître.)

 

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