Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
SPA, DE PETITES ENFANCES
PAR KAREL LOGIST

écoute s'il pleut

J'ai eu une enfance pluvieuse dans une ville d'eau. Elle se reconnaîtra. C'est une ville de vieux ; on n'y naît d'ailleurs plus : il faut se transporter bien loin pour ce genre de soins. Entre le bain du soir et la douche matinale, on y prend les eaux, puis on joue prudemment à des jeux de hasard au casino voisin. Et l'on se couche content, parfois un peu gris, parfois mort. De notre cimetière, la vue est panoramique.
   D'où je suis, les rhumatismes vous prennent dès l'adolescence et ne vous lâchent plus. Bottes et parapluies nous vont comme aux îliens les colliers de corail. Ils complètent notre tenue aussi naturellement que s'ils étaient (et peut-être bien le sont-ils) d'inôtables excroissances.
   Les études hygrométriques l'ont amplement vérifié : il pleut en moyenne dans ma ville natale plus que nulle part ailleurs. N'en déplaise à Nougaro, la pluie n'y fait pas des claquettes, elle danse la bourrée, sans pouvoir s'arrêter, telle une forte paysanne ivre de bière et d'ennui. Il pleut tant et si dru que le sol saturé refuse de boire encore.
   Alors, l'eau se répand en larges flaques par dessus lesquelles plus personne n'a le cœur de sauter.
   – Debout les enfants. C'est le jour, nous affirmait maman, les cheveux emmêlés par les doigts du sommeil.
   La menteuse n'était pas crue : on ne partirait pas encore par ce temps-là à la chasse au trésor. La peine de se réveiller. Trois-quarts des saisons, les nuages sont si sombres qu'on prendrait bien le peu de lumière entrevue pour un prochain crépuscule.

La Pérouse

Dès le retour des beaux jours et des flaques de boue, notre maître de gymnastique nous faisait mettre en rangs et nous emmenait vers un petit parc boisé au flanc schisteux de la colline. Sous une tonnelle accueillante, vestiaire de fortune, nous abandonnions nos habits pour enfiler le short et le chausson propres aux exercices physiques. Là, nous étions mis au défi de courir une heure d'affilée, à plat, en côte puis en nage, sans boisson ni répit aucuns.
   Très vite, deux groupes se formaient. Les plus sportifs se dépensaient sans compter car le vainqueur du marathon gagnait le privilège de pouvoir faire mesurer son rythme cardiaque en fin de parcours. Dédaignant cette majorité soufflante et cavalante, le clan des gros, des asthmatiques et des sceptiques fermait la marche avec superbe. A l'instar de l'école péripatéticienne, nous pérorions les mains dans le dos, devisant des sujets les plus graves du moment.
   Ces promenades forcées nous éloignaient bien sûr de la tonnelle. Un jour, dans des circonstances mystérieuses qui restent à élucider, sur fond de jalousie, de règlement de compte ou d'amitiés trahies, se déroula le lâche larcin qui eut pour pénible conséquence que le football en salle prit le dessus sur les activités en plein air.
   Ma chaussure droite avait disparu, ainsi que d'autres effets appartenant aux membres de notre groupe de réflexion. Après avoir cherché en vain les objets manquants et déploré la bassesse d'un tel crime, nous fîmes rapidement notre deuil et je regagnai la maison en gardant à mes pieds mes pantoufles de sport.
   – Tu as été imprudent, et tu auras mal regardé. Qui voudrait d'une seule chaussure? On te l'aura cachée par jeu, trancha ma mère, contrariée.
   Elle insista pour que nous retournions ensemble sur les lieux. Ce que nous fîmes.
   Dans le soir qui venait doucement, nous dérangions les amoureux et réveillions les oiseaux.
   Maman interrogea les plantes, les sentiers et même une poubelle qui bourdonna son innocence. En pure perte. Recherche vaine. Stérile acharnement.
   J'admirais et j'admire ma mère de posséder cette vertu faite d'obstination et de naïveté de ne jamais vouloir se rendre au malheur.
   De loin en loin, comme Louis XVI de La Pérouse, elle continua à prendre des nouvelles de ma chaussure droite. Puis je chaussai du 40 et l'affaire fut classée sans suite.

noms d'oiseaux

Mon père, chaque soir aux alentours de 22 heures commençait à battre le rappel de nos animaux domestiques — chats, chiens, tortues et musaraigne — (seul le hérisson Jonas en raison du caractère strictement nocturne de ses activités bénéficiait de la permission de minuit). Si l'un d'entre eux venait à manquer, papa n'hésitait pas et passait une partie de la nuit sur le seuil puis le long des trottoirs, scandant le nom du déserteur.
   Bien que leur religion enseignât d'aimer son prochain, certains de nos voisins refusaient d'admettre qu'on puisse aimer les bêtes comme mon père les aimait, c'est-à-dire en cherchant à les préserver des terribles fatalités liées à leur mode de vie.
   Chevalier mal armé pour combattre à la fois et avec succès les boulettes de strychnine, les rumeurs de rage, les phares de voitures et les balles perdues, père avançait dans la nuit, avec pour épée sa belle voix grave et ses yeux aux aguets pour bouclier.
   Alors des lumières se rallumaient, des fenêtres s'entrebâillaient, et peu à peu la rue ne résonnait plus seulement des injonctions paternelles, mais de tout un chœur de noms d'oiseaux.

le retour de ma sœur

Pour une raison inconnue dont la simple évocation nous est demeurée un tabou, ma sœur fut placée en nourrice à l'âge de quelques semaines. À son retour, elle nous dévisagea les uns après les autres avec surprise, nous adressa quelques mots dans la langue de sa nounou et constatant notre stupéfaction et notre inintelligence, nous snoba comme seule une fille peut le faire.
J'étais en route vers ce monde et ma mère avait ses «absences», euphémisme plein de sollicitude dont mon père usait pour désigner l'état léthargique et béat qui accompagna les trois dernières semaines de chacune de ses grossesses. Elle baissait, au sens propre, les bras jusqu'à terre en laissant son corps inerte dériver vers la délivrance.
   On raconte que mon père prit alors l'enfant dans ses bras, lui montra la maison et lui montra le jardin. Dans le jardin, il prononça les mots du jardin et nomma une à une les choses de la nature. Dans la maison, il prononça les mots de la maison et détailla un à un les objets domestiques. Chaque fois qu'il croisait l'un d'entre nous, il dévoilait à voix haute nos qualités et identités, et déclinait en le mimant tout le lexique des sentiments.
   Il promena ainsi sa petite fille lasse, tout en parlant, durant plusieurs jours et plusieurs nuits, sans prendre de repos ni se décourager. Quand, avec l'attention due à une jeune bouture, papa la posa enfin par terre, la nouvelle venue, qui resterait bilingue, sut qu'elle serait notre sœur, pour la vie cette fois.

prix de la vocation

Longtemps j'écrivis des poèmes. Longtemps, je couchai de bon coeur sur du papier millimétré des vers égotistes et contents. Je composai en forme fixe nombre de piécettes lyriques dont j'aurais rougi si quiconque les avait découvertes et lues. Je puis l'avouer aujourd'hui sans ambages : cette pratique soeur de l'onanisme et de la philatélie m'est passée en partie grâce aux moqueries qu'elle suscitait de la part de mon entourage.
   Une fois mes vers achevés, je les rangeais soigneusement dans une boîte en fer-blanc, et les enterrais au plus profond dans un recoin tenu secret en bordure du potager. Je pensais bien qu'un jour une nouvelle race d'hommes, rescapés de la bombe, orphelins du langage et meilleurs pour avoir subis l'apocalypse, y verraient un touchant témoignage du passé.
   Mon intérêt pour les phénomènes météorologiques tirait sa source de la clandestinité de mes activités littéraires. Je vivais dans la redoutable expectative de séismes, de raz-de-marée et d'inondations qui risquaient de mettre à jour avant l'heure ces archives en cours d'élaboration.
   Bien sûr, ma parenté, au courant de mes tribulations poétiques s'en inquiétait à divers titres.
   – C'est des rimes pour les kangourous, ironisait ma soeur, qui rêvait d'antipodes et qui parfois m'aidait à percer mes galeries.
   – C'est des vers pour les asticots, renchérissait mon frère qui pêchait à la ligne et dont les calembours m'exaspéraient déjà.

spectres de l'avenir

Mes parents étaient persuadés et le clamaient à l'occasion que nous ne resterions pas éternellement des enfants. De cette conviction irréfragable résultaient quelquefois de longues et affectueuses conversations d'après-dîner dont il ressortait que nous aurions tous bientôt des choix à faire et que nos décisions auraient une portée durable sur notre bonheur terrestre.
   Ces nuits-là, je dormais mal. Devant mes yeux fermés comme des poings, le spectre de l'avenir agitait ses mains moites. J'avais un sentiment de veille de départ : quelque part dans la nuit, on s'affairait à mettre en scène le déménagement de l'enfance. Les choses, les émotions, continueraient sans doute d'exister, mais ailleurs, et ne retrouveraient jamais leur juste place ni le sens que leur conférait jusque-là, sous un certain angle et dans une lumière familière, notre regard.
   Il me faudrait donc choisir. Les possibles étaient illimités, et arbitraires les dévolus que j'aurais à jeter comme on lance des dés. L'idée d'avoir à faire choix d'un métier, d'une femme, d'un endroit où vivre, du vêtement à mettre sur soi le lendemain, d'un loisir plutôt que d'un autre, d'un ami, ou même d'une progéniture, me transportait dans des états vertigineux et terrifiants.
   Tel un joueur d'échecs, j'étais tenu d'imaginer et d'examiner, avant de poser l'acte de toucher à un seul pion, tous les tours que le destin mon adversaire était susceptible de me jouer. Chaque option écartée en rendait caduques un million d'autres.
   Puis, je me réveillais en sursaut, en train de me débattre dans la nasse du rêve. Ma fiancée ne me convenait plus, mon fils voulait être gendarme et mon employeur réclamait mon acte de baptême à un vieil homme roux qui se disait mon père.

le geste

Le geste est resté le même. Je l'ai pris en photo il n'y a pas si longtemps. La paume de la main droite ouverte, vigilante, à l'affût, à quelques centimètres entre l'épaule et la nuque de l'enfant, offerte comme pour prévenir une possible chute, l'autre main posée ici ou là avec une feinte négligence, mais tout autant prête à l'intervention qui sauve, en cas de danger.
   Et je m'entends lui dire :
   – Maman, je ne vais pas tomber. Je peux m'asseoir seul. Je me tiens bien. Laisse-moi.
   Ou je m'entends vouloir le lui dire.
   Je n'en suis pas trop sûr.
   Le geste maternel protège des forces du mal.
   Et la main garde-fou, excusée d'un sourire, se retire sans s'éloigner tout à fait, en suspens, comme en hésitation entre devoir et désobéissance, — main d'Antigone, qui brave mais chérit toute créature de son sang, d'accord de se laisser emmurer vive pour la juste cause.
   Aller-retour. Contact imperceptible.
   Comme pour m'épargner une possible chute.
   Trop de gestes comme celui-là m'auront empêché de grandir.

se perdre

Nous n'étions pas riches, c'est vrai. Je ne m'en apercevais pas. Je traversais tel un autiste l'âge d'or de la consommation. Ignorant de l'offre comme de la demande, logé, nourri, aimé, blanchi, je n'avais pas d'autre besoin.
   Ça ne m'a pas gêné de grandir dans des vêtements achetés pour mes frères. Au contraire, j'avais le confortable sentiment d'être en territoire connu, d'y être protégé, d'être comme porté par les habits que je portais, par tout ce qu'ils avaient déjà vécu pour moi comme expériences.
   Notre voisinage, bien sûr, ne nous le fit jamais sentir en toutes lettres et à voix haute, mais nous étions considérés, socialement, sinon comme des immigrés, du moins comme des marginaux. Mes parents étaient tout le jour à la maison, nous n'avions ni automobile, ni téléviseur et même nos murs ne nous appartiendraient jamais.
   Une des raisons majeures de cet isolement des réalités économiques était sans aucun doute à mes yeux le passage régulier de l'épicier-livreur-à-domicile. Maman, par commodité, avait pris le pli de lui passer une commande bi-hebdomadaire de denrées et produits pour le ménage. Cet épicier nomade était un homme aimable mais bougon, imprévisible et souvent condescendant. La raison de son arrogance, je ne l'appris qu'à l'âge ingrat, était qu'il nous faisait crédit.
   Quand ma mère se déprit enfin de ce mercantile faquin, il fallut se résoudre à faire nos courses comme tout le monde, au magasin. Jamais, au cours de ma tendre enfance, je n'avais mis les pieds dans un grand magasin. Cela convenait d'ailleurs à ma totale absence de sens de l'orientation. En guise de réprésailles pour certaines missions ménagères dont j'étais chargé, pour que l'on cesse enfin de me considérer comme un garçon-commis, j'entrepris de mettre à me perdre une remarquable conviction.
   Nulle part, je n'arrivais à l'heure aux rendez-vous fixés, et si j'y arrivais, c'était les mains vides. Tel un enfant idiot qui traverserait sans repère une forêt ou un paradis, partout où j'étais envoyé, je m'égarais.
   – Notre petite ville d'eau n'est pourtant pas un coupe-gorge, ni un dédale, soupirait maman avec irritation.
   Dans les rues de ma cité natale, dans les travées de la bibliothèque ou à la recherche du bureau de poste, je me perdais. Dans les rayons des supermarchés, dans les allées des jardins publics, je me perdais aussi, et, parfois même, livré à moi-même sur le chemin de l'école, par vice ou par mauvaise foi, j'arrivais encore à me perdre.
   L'enfance avait au moins cela de bon que l'on me retrouvait toujours.

une coupable indulgence

Je ne sache pas que mon frère aîné ait jamais cultivé à notre égard un quelconque sentiment d'acrimonie : il contestait tout bonnement notre droit à l'existence. À chaque nouvelle naissance, il révisait ses fractions et nous démontrait, Malthus en culottes courtes, tarte aux pommes dominicale à l'appui, à quel point les portions devenaient congrues. Tous sourires mais gênés, mes parents laissaient faire.
   Toutes ses années de formation, il les mit à profit, au grand mécontentement de mon père, pour découvrir comment penser au lieu d'apprendre à penser. Son goût du conformisme, s'il l'isolait parmi nous, allait l'aider à frayer utilement dans les sentiers battus. Il ferait de meilleures études, se mêlerait d'économie et s'adonnerait sans retenue au démon de la spéculation. L'intelligence serait son principal défaut et son pire ennemi. On le regardait s'éloigner, brillant et résolu, sans faire un geste pour le remettre dans le sillon de nos errances altruistes.
   Mon frère prit très tôt ses distances par rapport à notre famille en sacrifiant à des valeurs qui nous étaient détestables. Il aima l'argent, l'ordre et le travail, tira vanité de ses premières cartes de crédit et mania enfin le cynisme comme l'hyène la charogne, avec brusquerie et avidité. Nous lui pardonnâmes toujours ces fautes de goût et d'autres extravagances encore, jusqu'au jour où il épousa en grande pompe et dans deux religions une jeune bêcheuse très au-dessus de nos moyens qui pinçait les narines quand elle nous embrassait.
   Qui payerait les pots cassés de tant de coupable indulgence?

des inconnus

Il nous était rigoureusement interdit de parler aux inconnus. La même défense frappait déjà l'enfance de ma mère, et probablement déjà celle de mes grands-parents. Depuis plusieurs générations, la proportion d'inconnus plus téméraires ou plus chanceux demeurait sensiblement la même puisqu'il s'en trouvait toujours un pour parvenir à suborner un membre de notre clan à des fins de reproduction.
   Mon père, par contre, transgressait volontiers cette règle, non qu'il fût affligé d'un complexe de sociabilité, mais parce qu'il était ponctuel et fumeur, et qu'il traversait l'existence sans montre ni briquet.
   Un jour, vers le milieu du siècle, il aborda la jeune femme qui allait devenir ma mère. Celle-ci, partagée entre le respect de l'anathème et le souci de se montrer serviable envers un résident, le ramena chez ses parents où il fut reçu comme Dieu en France. Il se vit offrir l'heure et le feu, le gîte et le couvert (c'était une largesse ordonnée, ils étaient hôteliers), puis trahit l'hospitalité de ces honnêtes luthériens en dérobant leur fille.
   Ils vécurent successivement à l'hôtel, dans une caravane, au jour le jour et dans la misère; jamais l'on n'entendit ma mère regretter son caprice. Plus le métier de mon père les éloignait des lieux du crime, plus la colère des aubergistes débordait la ligne bleue des Vosges. Les kodaks de son premier fils rabibochèrent maman avec son austère famille. Nous allâmes même jusque là-bas à plusieurs reprises couler des vacances polies.
   Ces semaines-là, mon père prétextait une migraine et demeurait à la maison.

le kaléidoscope

Il n'existe en l'occurrence aucune loi des séries. Au jeu de dés, comme dans la vie, les répétitions sont fortuites et les ressemblances aléatoires. Aussi mince, aussi futile soit-il, le détail, si l'on parvient à le falsifier et que cette imposture soit portée à la connaissance du lecteur, met en doute la vraisemblance de toute une biographie. Livrée au seul gré du hasard, la mise en mots est art de tricheur : la plume et le goudron l'habillent de paillettes.
   Dans la forêt de nos enfances, peuplée de fables et de mensonges, le moi mobile et indécis se nourrit en cachette. Occupé à rêver un sens à ce qui m'entoure, je ne donne pas prise au temps, ni ne date mon quotidien. Je me contente de déchiffrer et c'est ce chiffre sur le dé qui me tient lieu de troisième œil. C'est sur la septième face du cube que le sixième doigt de la main m'indique où retrouver le fragment égaré du kaléidoscope.

 

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