Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Quatre nouvelles inédites de DOMINIQUE ROLIN ont été publiées dans Bon-A-Tirer:

Un air trop sauvage

La vache

Fructueux

Comment être bourreau d'enfants?

 
DOMINIQUE ROLIN ET LE PAYS NATAL (1/2)

Examiner le rapport particulier qu'entretient avec la Belgique, terre natale de l'écrivain, une oeuvre aussi riche et abondante que celle de Dominique Rolin, demande quelques précautions, dans la mesure où elle s'inscrit dans une longue durée et, en dépit de sa cohérence profonde, ne recule ni devant la rupture, ni devant la contradiction; dans la mesure également où les débuts de ce rapport, tout comme la vie de la jeune femme, furent tumultueux. À l'exception d'un bref récit (Les Géraniums) et d'un inoubliable roman (Les Marais), la période que nous envisageons ici n'est pas celle des chefs-d'oeuvre — nombreux, ils ne surgiront vraiment qu'à partir de 1960. Elle est cependant capitale puisqu'en elle se sont formés les sédiments de la mémoire qui nourriront les grands livres tels L'Infini chez soi (1980) ou Le Jardin d'agrément (1994). C'est donc vers les débuts d'une vie et d'une oeuvre, organiquement et spirituellement liées, qu'un regard attentif et critique doit se porter d'abord.


Un refus

Dès 1947, Dominique Rolin fait partie non seulement des auteurs publiés par un des grands éditeurs parisiens, mais aussi, grâce à son second mari, le sculpteur et dessinateur Bernard Milleret, de l'équipe des illustrateurs de l'hebdomadaire Les Nouvelles littéraires. Pendant plus de deux lustres, en alternance avec Milleret et quelques autres, elle assure l'illustration de contes et de romans en feuilleton (ainsi Qui J'ose aimer, le grand succès d'Hervé Bazin, en 1956); en outre, l'hebdomadaire ne manque pas de parler de ses romans et nouvelles (L'Ombre suit le corps en 1950, Les Enfants perdus en 1951, Le Souffle en 1952, Les Quatre Coins en 1954, Le Gardien en 1955…), tous situés alors dans un cadre strictement "français"; elle dessine enfin régulièrement pour une chronique de mode des Nouvelles littéraires, intitulé "Le goût français", activité qui lui permet, à travers un dessin précis frappé d'onirisme, d'assouvir sa passion pour les tissus, les bijoux et les chevelures; en dépit d'une réelle pauvreté, cette chronique entrouvre aussi à la romancière et dessinatrice les portes de la vie mondaine où se côtoient couturiers, bijoutiers et grands coiffeurs; elle réalise des portraits un peu figés mais férocement exacts des femmes du Faubourg-Saint-Honoré (entre autres Arlette Burnaud-Lemoine de Roger & Gallet, Renée Detourbay, créatrice de manteaux de fourrure, Lola Prusac, modéliste chez Hermès, Chloé Huisman de chez Balmain, ou Maria Carita, coiffeuse de Greta Garbo…). En 1952, elle reçoit le Prix Fémina pour son roman Le Souffle et, dès 1958, elle fera elle-même partie du jury de ce Prix. En cette même année 1958 André Barsacq créera L'Épouvantail (Gallimard, 1957), première pièce de théâtre de l'auteur, à Paris, au Théâtre de l'oeuvre. Sa participation en souplesse au milieu littéraire parisien ne lui semble donc poser aucun problème.

Parallèlement, dans une enquête lancée fin 1959 par Le Figaro littéraire et confiée à une autre romancière d'origine belge, Béatrix Beck, Dominique Rolin exprime sur un ton féroce son rejet de la scène littéraire belge. Il est vrai que Beatrix Beck faisait précéder sa série d'entretiens(1) par une remarque personnelle situant d'emblée l'intervieweuse dans le camp du refus de toute spécificité belge en matière de littérature : "Quand Francis Walder, prix Goncourt 1958 pour son livre Saint-Germain ou la négociation m'a dit : «Je suis un écrivain belge d'expression française», j'ai été violemment mais silencieusement scandalisée. La phrase, poursuit Béatrix Beck, me paraissait, et continue à me paraître dénuée de sens. Comment pourrait-il y avoir des écrivains belges puisqu'il n'existe pas de langue belge?" Après ce "chapeau" pour le moins orienté, la journaliste donne la parole successivement à Franz Hellens, à Noël Ruet, à Françoise Mallet-Joris et à Dominique Rolin. Celle-ci s'y révèle d'un virulent sarcasme (qu'elle atténuera peu à peu dans les entretiens et déclarations ponctuant les décennies suivantes) : "Non, s'exclame-t-elle, la littérature belge n'existe pas. Tous les Belges qui sont de vrais écrivains ont été absorbés par la France. On ne renie pas son pays nuance-t-elle ni ce qu'il vous a apporté, mais il faut quitter la Belgique pour se délivrer des belgicismes et des lourdeurs. En France, l'atmosphère est plus riche, plus ardente, la foule vous inspire, tandis qu'à Bruxelles les pâtisseries regorgent de grosses dames trop bien nourries."

Si, dans la suite de l'entretien, Dominique Rolin insiste un bref instant sur ce qu'elle doit à la Belgique en matière de paysages et de peinture, elle réaffirme bientôt la nécessité pour l'écrivain de langue française d'abandonner le territoire belge, se référant cette fois à ce que son premier mentor esthétique et littéraire, l'éditeur Robert Denoël, lui avait conseillé au cours des années de guerre : «Vous ne pourrez devenir une bonne romancière qu'en vivant à Paris.» Au vrai, prétend-elle encore, "c'est seulement la fixation à Paris, dans ce milieu vaste et anonyme, qui m'a donné une distance par rapport au sujet traité, qui m'a débarrassée de ma conscience flamande". On est en droit de supposer que la "conscience flamande" vise ici les noms de personnage et l'atmosphère nordique qui marquaient ses premiers romans (Les Marais, Anne la bien-aimée, Les Deux Soeurs), à moins qu'elle n'ait quelque rapport avec ces belgicismes dénoncés plus haut et dont une partie proviennent en effet d'une traduction littérale du néerlandais ou du dialecte flamand; on peut y déchiffrer sans doute aussi un rejet du qualificatif "flamand" dont les Français affublaient automatiquement depuis le 19e siècle les écrivains venus de Belgique. Au bout de l'entretien, les deux romancières enfoncent le clou. À Béatrix Beck qui lui demande : "Que pensez-vous de ce qu'on a répété récemment, que la Belgique était à l'honneur?", Dominique Rolin répond : "Je pense que la Belgique n'a pas à être à l'honneur. Ils ne se sont jamais occupés de moi quand je tirais le diable par la queue. C'est seulement au moment de mon Prix Fémina qu'ils m'ont découverte. Si mes livres avaient paru à Bruxelles, j'étais fichue. Bruxelles est près de Paris, mais l'inverse n'est pas vrai" (nous soulignons). Enfin, de son côté, Béatrix Beck insiste encore sur "l'extrême indulgence des écrivains les uns pour les autres" qui régnerait à Bruxelles, position que Dominique Rolin approuve dans un éclat de rire : "En Belgique c'est Noël toute l'année."

La phrase soulignée plus haut contient à notre avis une "exagération" (ce sont bel et bien des Belges qui, comme on verra plus loin, l'ont découverte et soutenue au début!), mais au coeur de cette distorsion ou de cet oubli plus ou moins volontaire l'on trouve, nous semble-t-il, la clef du ton sarcastique de l'entretien. Un retour en arrière s'impose donc. Il nous paraît en effet nécessaire d'examiner dans le détail comment la jeune Dominique Rolin, née à Bruxelles en 1913, s'est ancrée dans les "réalités" belges; ensuite comment sa position subjective et sociale, ambiguë au départ, jouera un rôle déterminant dans son assimilation française et dans les rapports ultérieurs qu'elle entretiendra avec l'institution littéraire de son pays natal.


Double nationalité et imbroglio religieux

En 2002, au cours des entretiens accordés à Patricia Boyer de Latour et réunis sous le titre Plaisirs(2), Dominique Rolin revient un instant sur les années de guerre et sur son insertion, inconsciente dira-t-elle, dans un monde littéraire marqué par la collaboration avec l'occupant nazi : "Je devais me battre", prétend-elle, "pour tenter d'exister moi-même pendant la guerre, sans me rendre compte que je pouvais être inquiétée, puisque ma grand-mère maternelle était juive, ce que ma mère ne m'avait jamais révélé. Ma tante Judith Cladel avait même dû se justifier de n'être pas juive"(3). Si l'on consulte les documents de famille donnés par la romancière aux Archives et Musée de la Littérature, on constate qu'en réalité Judith Cladel s'est adressée par courrier, en avril 1942, au sinistre "commissariat général aux questions juives", pour prouver "la non-appartenance à la race juive", non point d'elle-même, mais de sa soeur Ève Cladel, qui en ces jours ténébreux avait le malheur de s'appeler Madame Lebsohn, veuve de M. Théo Lebsohn, conseiller du roi Farouk et ancien bâtonnier au barreau d'Alexandrie, mort à Versailles en 1933… Dans les documents qu'à cet effet Judith Cladel fait parvenir audit commissariat, Place des Petits Pères, à Paris, elle va bien entendu tricher en prétendant que sa mère Julia Mullem grand-mère de Dominique Rolin était "aryenne, française, libre-penseuse"; en revanche elle qualifie sa grand-mère Judith-Henriette Kulker de "non-aryenne, hollandaise, non-pratiquante"(4). En vérité, la grand-mère de Dominique Rolin, Julia Mullem, qui avait épousé l'écrivain français Léon Cladel, était bel et bien juive.
   Un document, rédigé en néerlandais et émanant de l'état civil de La Haye, établit qu'en 1816 naissait Jacob Elias Mullem (nom de famille que certains scribes orthographieront encore "Mülheim"), fils d'Elias Jacob Mullem et de Sara Ezechiëls Posnanki, émigrants juifs polonais; à son tour il épousera, en Hollande, une femme juive allemande, Judith Lion Cohen Kulker(5).
   Jacob Elias est musicien, bientôt professeur à l'Académie de Lille. La famille se francisera complètement et les enfants s'installeront, pour la plupart, à Paris. Parmi ceux-ci une fille, Julia Mullem, qui obtient un premier accessit de piano à l'Académie Impériale de Lille. Le 14 novembre 1871, à Paris, la jeune musicienne épouse Léon-Alpinien Cladel, "homme de lettres" né à Montauban en 1835, issu d'une famille catholique d'artisans et d'agriculteurs du Quercy (le père de Léon, Pierre Cladel, était bourrelier, métier fort prisé et encore rentable à l'époque…). Double ascendance donc, que Léon et Julia, quoique non-pratiquants, désireront marquer explicitement à travers les prénoms donnés à leurs cinq filles et à leur fils, tous nés à Paris : Judith-Jeanne, Sarah-Marianne (qui mourra à l'âge de cinq ans), Rachel-Louise, Eve-Rose, Pierrine-Esther et Saül-Alpinien-Jean-Pierre-Marius, sans oublier un petit garçon mort peu après la naissance, Pierre-Alpinien-Esaü. Le geste n'est pas gratuit, même si l'éducation que recevront ces enfants sera laïque et républicaine.

Léon Cladel était monté à Paris vers l'âge de vingt ans et, à partir des années 1860, s'était construit une solide réputation de romancier "naturaliste" dont la matière principale était le "peuple" (celui du Quercy natal en particulier) et dont le style se révélait parfois soigné, souvent tordu, quelque peu boursouflé dans la tradition de l'écriture dite "artiste". On sait que son premier livre, Les Martyrs ridicules, fut à la fois amendé quant au langage et préfacé par Charles Baudelaire(6). Très abondante, son oeuvre connaîtra un réel succès, en France d'abord; mais il en ira de même en Belgique où Edmond Picard, en compagnie de Camille Lemonnier, accueille avec beaucoup de ferveur l'écrivain français au moment de sa visite, quasi officielle, aux cercles littéraires de Bruxelles en 1887. Picard témoignera chaleureusement de ces rencontres et il ira à son tour saluer l'auteur d'Ompdrailles dans la maison de Sèvres près de Paris; on verra même cet avocat socialiste, antisémite frontal et tonitruant, devenir plus tard l'amant de Judith, la fille aînée! Amie d'Auguste Rodin, Judith Cladel se lancera à son tour dans une carrière littéraire, à l'instar d'un père dont elle écrira par ailleurs la biographie(7).

De tempérament colérique et de santé fragile, Léon Cladel meurt à Sèvres, en 1892, à l'âge de 58 ans. Autour de ce "père-écrivain" tôt disparu se constitue dès lors un véritable culte matriarcal. Esther, la future mère de Dominique, qui était la favorite de ce père, lequel l'appelait volontiers sa «Minerve», vivra un deuil long et difficile. Judith se consacrera à des recherches autour de l'oeuvre et de la figure du défunt. Quant à Julia, la mère, elle posera cet acte bizarre que sa petite-fille romancière scrutera avec passion presque un siècle plus tard(8) : elle fera photographier grand-mère, mère, filles et fils unique en vêtements de deuil, aménageant une place vide à droite du cliché où elle collera la silhouette du père soigneusement découpée dans une photo antérieure. Ce "montage" est assez connu et si l'on n'y prête pas attention, la pieuse supercherie passe inaperçue. Les prêtresses du culte vont pour ainsi dire serrer les rangs. Elles se donnent des petits noms affectueux et infantiles (Mimiche, Mamine, Pochi, Rachou, Vovote, Tétère…), reçoivent les littérateurs amis du père et, d'une manière ou d'une autre, se destinent à l'art. Ève sera actrice; Esther à son tour rêvera d'une carrière au théâtre mais deviendra professeur de diction. Quant à Marius, le petit frère, il entrera par l'entremise de sa soeur aînée dans l'atelier de Rodin et deviendra sculpteur spécialisé dans les monuments aux morts, après la première guerre mondiale… À plusieurs reprises dans son oeuvre, Dominique Rolin mettra en scène cet étouffant empire "femelle" agglutiné autour d'un père disparu; elle l'envisagera et l'exprimera avec ce mélange de fascination et de répulsion qui nourrit son style somptueux, précis et tranchant. Ce qu'elle appelle dans Le Jardin d'agrément(9) la "mascarade ambiguë de la famille" thème fondamental de son oeuvre s'il en est se poursuit de plus belle : Juliette La Bruyère, une relieuse d'art travaillant à Bruxelles, amie du jeune Jean Rolin, fait la connaissance d'Esther Cladel à Paris et organise une rencontre entre les jeunes gens en Belgique. Leur mariage se célébrera à Paris, le 9 mai 1912.

Edmond Picard n'a pas été étranger à ce qui se tramait en ce printemps de la Belle Époque. Il connaît très bien Juliette La Bruyère (celle-ci avait déjà travaillé pour le bibliophile qu'il était) et le destin des soeurs Cladel ne lui est pas indifférent. Il s'amuse des liens étroits qui se sont noués entre Juliette et Esther; peu après le mariage de cette dernière avec Jean Rolin, dans une lettre à sa jeune maîtresse Judith, il remarque malicieusement que lors d'un repas à son domicile bruxellois, Juliette La Bruyère s'était montrée fort mélancolique en "contemplant le jeune héros qui lui [avait] enlevé son amie qu'elle croyait inséparable"(10). Pour la romancière publiant à l'autre bout du siècle son prodigieux roman L'Infini chez soi(11), il n'y a pas de doute : Juliette Labruyère (dans la fiction elle soude les deux composantes du nom…) était amoureuse d'Esther et croyait se l'attacher en la mariant à Jean Rolin, son ami.

Avec les Rolin entre en scène un esprit très différent : c'est une famille belge, bourgeoise, francophone et protestante. Achille Rolin, né en 1840, était juriste, conseiller à la Cour d'Appel de Bruxelles. Il avait épousé Henriette Lagrange, une femme très cultivée, douée pour le dessin et l'aquarelle (certains de ses paysages sont toujours visibles dans une petite salle du Musée de Bokrijk, dans le Limbourg belge). La famille Lagrange était huguenote du côté maternel; le grand-père et le grand-oncle d'Henriette Lagrange avaient été officiers dans l'armée impériale française. Achille et Henriette auront trois enfants, une fille et deux fils dont Jean Rolin est le cadet. Celui-ci, qui héritera du don de sa mère pour le dessin, voit le jour à Bruxelles en 1884. En 1905, il entame des études de philosophie et lettres à l'Université Libre de Bruxelles, mais il n'achèvera que les deux années de la candidature. Très attiré par la littérature, il est admis, en 1908, à l'examen d'entrée de la Bibliothèque Royale de Bruxelles en tant que stagiaire. Nommé employé temporaire en 1910 et engagé à titre définitif l'année suivante, il quittera cependant la Bibliothèque Royale en 1919 lorsqu'il sera promu chef de bureau au Ministère de la Justice. Trois ans plus tard, il accède au grade de sous-directeur qu'il conservera jusqu'à sa pension en 1949. Une carrière de fonctionnaire apparemment sans accrocs, interrompue par quelques congés de maladie et menacée un moment par une comparution devant le tribunal correctionnel du chef d'abandon de poste entre le 17 et le 31 mai 1940 : en pleine débâcle, essayant de mettre sa famille à l'abri, Jean Rolin s'était trouvé bloqué dans un village du Pas-de-Calais. Il s'en tirera avec une amende. Enfin, de 1924 à 1930, il travaille aussi dans l'enseignement en tant que professeur d'histoire littéraire à l'École Centrale de Service social, section bibliothéconomie(12).

La mère, quant à elle, sera professeur de diction française à l'Institut Delstanche, un établissement pour jeunes filles dans la capitale belge. Ce détail n'est pas à négliger : c'est Esther Cladel, fille d'un écrivain français, qui éduquera la prononciation, le timbre et le rythme non seulement de ces jeunes filles, étrangères et belges, mais aussi de ses propres enfants : Dominique, née le 22 mai 1913; Denis, né en 1915; et Françoise qui voit le jour fin 1918. Le couple occupera d'abord un appartement rue Saint-Georges, avant de s'installer avenue Beau-Séjour (actuellement avenue Winston Churchill) dans un immeuble appartenant à Achille Rolin. En 1925, Jean Rolin fait construire une grande maison à l'orée de la forêt de Soignes, chaussée de Boitsfort, décor d'épisodes cruciaux de la vie et de l'oeuvre de la romancière : elle jouera un rôle-clef dans de nombreux récits et romans, plus particulièrement dans La Maison la Forêt, ouvrage paru chez Denoël en 1965. Mais n'oublions pas non plus les paysages du Nord-Est de la Belgique, ces landes et bruyères aux alentours de la bourgade de Genk qui seront toujours intensément présentes à l'esprit de l'écrivain ; dans son oeuvre elles inspireront des pages superbes, tant dans L'Infini chez soi que dans le livre sur Pieter Breughel, L'Enragé(13). C'est Henri Rolin, frère aîné de Jean, qui avait acheté en 1905 un terrain dans la petite ville campinoise. Il vend le terrain en 1909 à sa soeur Madeleine, laquelle, deux ans plus tard, y fera construire une villa. Jean, Esther et les enfants occuperont régulièrement la maison pendant les vacances, souvent en compagnie de Madeleine, épouse de l'excellent musicologue belge Charles Van den Borren(14). Leur fille, Marianne, qui se mariera avec Safford Cape, un musicien américain, sera une amie fidèle de la romancière. Encore en 1978 celle-ci dédiera L'Enragé à sa cousine "Marianne Cape, en souvenir de Genk".

Face à Esther, fière de son père artiste, quelque peu frustrée dans ses propres ambitions au théâtre mais volontiers "dramatique" dans l'expression de ses émotions, farouchement attachée à ses enfants, se tient Jean Rolin, un homme enjoué, plutôt cruel, et dont le rêve littéraire n'aboutira pas. Toujours il sera animé par une haine double qu'il reportera, en partie, sur sa femme et ses enfants : d'une part, il déteste son père, magistrat sévère et colérique qui ne semble pas avoir apprécié la pauvre carrière de son fils cadet alors que l'aîné, Henri Rolin, était devenu à son tour un magistrat de haut rang à Bruxelles; d'autre part l'idolâtrie dont sa femme, ses belles-soeurs et sa belle-mère entouraient la mémoire du "grand écrivain" Léon Cladel semble l'avoir marqué au point qu'il n'osera jamais écrire le moindre livre (tout en affichant l'ambition de le faire) et que, dans une sorte de transfert négatif, il finira par faire siennes non seulement les crises de colère de Cladel (redoublant en quelque sorte celles de son propre père) mais aussi, sur le tard, la dégaine de l'écrivain naturaliste, notamment sa façon de s'entourer d'une vraie meute de chiens(15).
   D'entrée de jeu ce couple connaîtra la déchirure. Avant d'en repérer les impacts sur la future romancière, soulignons une fois encore cette ascendance double, voire triple, et les tensions qu'elle induira, notamment dans le rapport à la Belgique : à la complexité religieuse et idéologique où se croisent, non sans heurts, judaïsme, protestantisme, catholicisme et laïcité répond, on l'a vu, une double "nationalité", française et belge, que la romancière ne pourra prendre en charge que progressivement, mais qu'elle dira, dès ses premiers écrits, par plusieurs biais et non sans contradictions.

Aux yeux de Jean Rolin sa fille aînée était devenue le signe tangible de son échec. C'est sur elle qu'il focalisera son rejet. On connaît, à ce sujet, deux scènes significatives que la romancière répétera (et variera!) tant dans ses romans que dans Plaisirs, le livre d'entretiens avec Patricia Boyer de Latour. La dimension religieuse du conflit y est d'emblée manifeste et rendue plus opérante par les commentaires de l'écrivain. Il y a, d'abord, une première scène qui lui aurait été "rapportée" par sa mère et qui, sans doute, fonctionne comme un souvenir-écran : le jeune père se serait amusé à effrayer la petite fille dans son berceau en faisant toutes sortes de grimaces qui l'auraient fait hurler, provoquant de la sorte l'intervention paniquée et les supplications d'Esther. Nous avons déjà insisté(16) sur l'interprétation que Dominique Rolin a fournie de l'incident dans un de ses tout derniers romans, La Rénovation(17) : "La mise en scène", écrira-t-elle à propos des simagrées paternelles, "la mise en scène d'une telle dramaturgie, je le sais maintenant, obéissait aux lois du conflit opposant déjà, en douce, mon père à ma mère. D'un côté, rigueur protestante, acharnement juif de l'autre. Guerre de religion entre ces deux-là qui se sont peut-être rencontrés, par instinct génétique, pour cette seule raison" (p. 111; nous soulignons).
   Guerre et dramaturgie vont d'ailleurs se poursuivre dans la deuxième scène qui, elle, se situe environ huit ans plus tard : la famille Rolin-Cladel habitant alors avenue Beauséjour, la très jeune Dominique fréquente l'école la plus proche, l'établissement catholique de l'avenue Montjoie. Comme elle n'est pas baptisée, elle se voit exclue des exercices religieux et, en premier lieu, des sacrements. Elle souffre des taquineries de ses petites compagnes, condisciples hargneuses devant lesquelles elle prétend désespérément avoir reçu le baptême quand même, plus précisément à l'Église Saint-Sulpice à Paris! Ce nom de Saint-Sulpice provoque l'hilarité des filles. Un prêtre, qui fréquente quelquefois la famille pour discuter art et littérature avec Jean Rolin, remarque la chose. Il n'a pas manqué d'aussi observer la jalousie de la jeune élève et sa fascination pour le rite catholique; mal inspiré, il se permet de dire au père qu'en réalité «cette enfant est faite pour nous». Du coup Jean pique une crise de colère, fiche le prêtre à la porte, retire sur-le-champ sa fille aînée de l'école pour l'inscrire dans un établissement laïc, le lycée Dachsbeck, rue de la Paille, près du Mont des Arts. "Je me souviens, dira l'écrivain plus tard, qu'il parcourait notre avenue tranquille à Bruxelles en hurlant : «À bas la calotte»."(18) On n'oubliera pas Charles Baudelaire écrivant au 19e siècle qu'il existait, à ses yeux, deux sortes d'ivrogneries en Belgique : l'ivrognerie catholique et l'ivrognerie libre-penseuse… Si l'on examine le cas de la famille Rolin-Cladel les choses se présentent de manière un peu plus compliquée, surtout si l'on considère le fait que, au début des années 1960, lorsque père et fille se seront réconciliés et s'écriront au moins une fois par semaine, Dominique Rolin conseillera à son père, vieux et déprimé, de se laisser aller à son penchant religieux "refoulé", dira-t-elle, et de lire les Confessions de Saint-Augustin(19)… Elle-même demandera et recevra le baptême, à plus de 80 ans, dans l'Église Saint-Thomas-d'Aquin à Paris. Ce qui n'empêchera pas la romancière de rester, dans son oeuvre, toujours aussi lucide et libre dans l'investigation de soi, des autres et du Dieu créateur lui-même! Mais nous n'en sommes pas encore là. L'accès au paradis supposerait-elle toujours une traversée de l'enfer et du purgatoire? Ce n'est certes pas obligatoire mais la jeune Dominique Rolin, elle, de toute évidence, n'y coupera pas. Les accès de méchanceté du père seront loin de se limiter aux deux scènes évoquées et les réactions à la fois possessives, jalouses et dramatiquement enflées d'Esther, n'arrangeront rien.

C'est précisément entre l'amour-répulsion pour la mère et l'amour-haine pour le père que l'écrivain se formera, se "dégagera", se constituera de ses failles mêmes. "Mon problème, écrira-t-elle en 1994 dans Le Jardin d'agrément, consiste à balayer mes peurs anciennes qui ont failli me tuer tout en me servant de drogue hors de prix".


RÉFÉRENCES

   1. «Qu'êtes-vous donc? Écrivains français d'origine belge? Écrivains belges d'expression française? Enquête auprès de Franz Hellens, Françoise Mallet-Joris, Dominique Rolin et Noël Ruet, par Béatrix Beck», dans Le Figaro littéraire, 10 janvier 1959, p. 3-4. [Retour]
   2. Dominique Rolin, Plaisirs. Entretiens avec Patricia Boyer de Latour. Paris, Gallimard, "L'Infini", 2002. [Retour]
  3. Dominique Rolin, Plaisirs, op. cit., p. 19. [Retour]
   4. Les notes ainsi que les brouillons de lettres de Judith Cladel au "Commissariat général aux questions juives" se trouvent aux Archives et Musée de la Littérature dans le dossier ML 7746. [Retour]
   5. Burgerlijke Stand. Zuid-Holland. 'S Gravenhage. Extract. 17 october 1871. (Dossier ML 7746). [Retour]
   6. Voir les documents du dossier ML 7746 mentionné ci-dessus, ainsi que : Judith Cladel, La Vie de Léon Cladel, Paris, A. Lemerre, 1905. On consultera également l'excellent catalogue descriptif des archives Cladel à Montauban : Léon Cladel 1835-1892. Livres, correspondances et manuscrits. Notices de Pierre Saunier; préface de Gérard Oberlé, Montauban, Manoir de Pron, 1993. Une des notices de M. Saunier apporte une précision intéressante : "C'est en 1870 que Cladel rencontra Félix Mullem à l'Assistance Publique de l'Hôtel de Ville de Paris où tous deux étaient employés comme commis-rédacteur. Cladel épousa la soeur de Félix, Julia, quelques mois après la Commune. Par ailleurs, il encouragea dans la carrière des lettres Louis Mullem, le jeune frère de Julia et de Félix, auquel on doit notamment Chez Madame Antonin et Contes d'Amérique, recueil très apprécié de l'auteur du Terrains à vendre au bord de la mer, Henri Céard" (p. 19). Pour ce qui concerne l'histoire de la préface de Baudelaire, on lira : Claude Pichois et Jean Ziegler, Baudelaire, Paris, Julliard, "Les Vivants", 1987, p. 419-20. Auguste Poulet-Malassis, l'éditeur des Martyrs ridicules, qui était aussi l'ami et un des éditeurs du poète, précisera plus tard : "Baudelaire, sur ma recommandation, avait pris à ce garçon un intérêt qu'il ne gardera pas longtemps. Ce méridional, comme beaucoup de ses compatriotes, faisait illusion. Toujours est-il que Les Martyrs ridicules ont été entièrement remaniés et refaits sur les indications de Baudelaire" (propos cités par Pichois-Ziegler, p. 419). [Retour]
   7. Judith Cladel, op. cit. Et Edmond Picard, Léon Cladel en Belgique, Paris, G. Charpentier et Cie, 1885. [Retour]
   8. Dominique Rolin, "Les Perles de la poésie française", dans Le Bulletin de l'Académie royale de langue et de littérature françaises, Bruxelles, tome LXXV, n° 1-2, 1997, p. 151-9. "Les Perles de la poésie française" était le titre du manuel dont se servait Esther Cladel, professeur de diction. [Retour]
   9. Dominique Rolin, Le Jardin d'agrément, Paris, Gallimard, 1994. Ce roman est un de ceux qui brassent et recomposent une partie de la matière biographique traitée dans ce chapitre. [Retour]
   10. Edmond Picard, Lettre autographe signée à Judith Cladel du 1er juin 1912. Cette lettre fait partie de l'abondante correspondance inédite, adressée par Picard à son amie. Elle est conservée aux Archives et Musée de la Littérature (désormais : AML) dans le dossier ML 2639. M. Georges Colin a très bien évoqué le travail et la vie de Juliette La Bruyère dans : Georges Colin, "Du goût d'Edmond Picard pour les arts du livre", dans Le Livre et l'Estampe, Bruxelles, t. XXXXII, 1996, n° 146, p. 37-45; et aussi dans Georges Colin, "Notes complémentaires sur la relieuse Juliette La Bruyère", dans Le Livre et l'Estampe, t. XXXXVIII, 2002, n° 157, p. 85-7. [Retour]
   11. Dominique Rolin, L'Infini chez soi, Paris, Denoël, 1980. [Retour]
   12. Voir le mémoire consacré par une archiviste aux très nombreuses lettres de Dominique Rolin adressées, après la seconde guerre mondiale, à son père Jean Rolin (lettres conservées aux A.M.L. dans le dossier ML 6605) : Tamara Beeckman, Inventaire de la correspondance de Dominique Rolin à son père, Jean Rolin, de 1959 à 1968, Bruxelles, IESSID, 1997-1998. [Retour]
   13. Dominique Rolin, L'Enragé, Paris, Ramsay, 1978. [Retour]
   14. Charles Van den Borren (Bruxelles, 1874-1966) est entre autres l'auteur d'une excellente étude sur la musique anglaise : Les Origines de la musique de clavier en Angleterre (Bruxelles, Librairie des deux mondes, 1912). Il était professeur de musicologie aux universités de Bruxelles et de Liège. On pourra lire au sujet de la "Villa Rolin" à Genk, qui existe toujours, un article bien informé, en néerlandais, du professeur Jan Goossens, "Tussen Hôtel des Artistes en de Schaapsdries", dans Heidebloemke, Genk, 61e année, n° 2, avril 2002, p. 45-56. [Retour]
   15. Rappelons les cinq nouvelles que Léon Cladel à réunies sous le titre… Léon Cladel et sa kyrielle de chiens (Paris, Frinzine et Cie, 1885)! Dominique Rolin a magistralement campé son vieux père entouré de ses bêtes dans le roman Lettre au vieil homme, Denoël, 1973. [Retour]
   16. Frans De Haes, "Le Christ volé", dans L'Infini, Paris, n° 79, été 2002, p. 94-108. [Retour]
   17. Dominique Rolin, La Rénovation, Paris, Gallimard, 1998. [Retour]
   18. Dominique Rolin, Plaisirs, p. 30. [Retour]
   19. Dominique Rolin, Lettre autographe signée inédite à Jean Rolin du 20 janvier 1963 (dossier ML 6605). [Retour]

 

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