Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
DE LA MORT DU CINÉMA AU CINÉMA DE LA VIE

Et si l'on se mettait à vivre le cinéma qui nous grise?

En mai 68, dans les métropoles en éruption, les anarcho-enragés décrétaient la mort du cinéma. Au profit du cinéma de la vie. De la "vraie vie" enfin déchaînée. À même donc de reconcevoir le monde ludiquement, féériquement, burlesquement, libidineusement. Y compris le cinéma. Le cinéma qui n'était déjà plus qu'une médiation très louche entre les aspirations secrètes des esclaves salariés à la jouissance radicale et leur veules résignations. Assurément le rôle du cinéma, comme celui des autres psychotropes culturels, était de produire des spectateurs. C'est-à-dire des gusses "chaisifiés" s'exaltant par procuration et n'ayant aucune prise sur le déroulement de leur vie d'andouille. Faire la peau au cinéma, c'était dès lors convier le public à vivre directement, sans la queue ni l'oreille d'un intermédiaire, ce qui le grisait le plus dans les films : le troublant panache hawksien, l'humour débridé lubitschien, l'abandon à l'émotion demyesque, le sens des inconvenances mockyesque, l'exubérance dansante minnellienne, le goût du risque walshien, la générosité explosive capraesque… Ne plus vivre à travers le cinéma. Faire vivre le cinéma à travers soi. En n'en gardant que les temps forts, que les péripéties pimentées, que les sentiments chamboulants.
   Mais face aux chenapans qui proposaient qu'on ne consomme plus les films mais qu'on les consume youpitamment en les récupérant à son propre compte, en tonifiant les vécus personnels avec leur sève pyromanesque, le cinéma des seventies tint bon. C'est qu'il n'était pas pourri vraiment-vraiment jusqu'à la moelle. À l'époque, il y avait encore en activité une bonne soixantaine d'aventuriers de la caméra tels que les deux Ray (Nicholas et Satjajit), Mankiewicz, Cottafavi, Minnelli, Bunuel, Hitchcock, King Hu, Wilder, Demy, Cukor, Xie Jin, Edwards, Fisher, Kast, Chang Cheh, Fuller, Tati, Hawks… Et les vrais cinglés de ciné qui voulaient en l'espèce tout-tout-tout faire péter pour tout-tout-tout réinventer n'avaient pas réellement envie de les passer tous par la grande planche. Aujourd'hui, mille bombardes!, la donne a foutrement changé! Nous n'avons plus à décréter que le cinéma est mort, mais à en prendre acte. Car le cinéma à qui nos émeutiers il y a 34 ans tenaient à crever la paillasse s'est dévissé lui-même le billard. À la limite de l'auto-combustibilité depuis les origines (la fameuse pellicule-flamme!), le cinéma, que le Dr Mabuse l'emporte!, a choisi de se brûler le caisson. Et si on profitait qu'il n'existe plus, le cinéma ou quasiment plus (il reste à peine John Carpenter, Manoel De Oliveira, Francis Ford Coppola, Dario Argento, Jean-Pierre Mocky, Brian de Palma, Jan Bucquoy, Jacques Nolot, Tsui Hark, David Lynch, John Woo, George A. Romero, Hayao Miyazachi et une poignée de rescapés) pour mettre gredinement en cinéma nos existences toutes voiles dehors comme le préconisaient les vandales des années soixante-huitardes? Hardi les loulous! Aux dents la cartouche!
   Et que nos désirs soient nos premières lois!

Encore un effort pour faire la révolution sexuelle au cinéma

Pour beaucoup de concombres cinéphiliques masqués ou non le cinéma français éjaculerait enfin après une longue phase de continence boyscouto-purgative de haut niveau artistique (Manuel Poirier, Bertrand Tavernier, Jean-Pierre Jeunet…). Dans le film d'auteur intransigeant à crever (Kahn, Breillat, Ozon, Civeyrac…) comme dans le ciné grand public "évolué" (Belle Maman, Le Derrière, Irréversible), il y aurait comme une explosion sexuelle ragaillardissante qui filerait une terrible tatane à l'infâme ordre moral. À l'heure où ce dernier reprend du poil de la bête avec l'assistance technique de ses nouvelles divas, les émasculateurs du CSA, Christine Boutin, Sinéad O'Connor de retour de Lourdes…, comment ne pas effectivement applaudir à tout rompre quand, sur nos écrans, maman Line Renaud fait souffler un vent gay-crazy sur les réceptions collet monté, quand La Nouvelle Eve de Catherine Corsini entreprend de saper les bases de la monogamie troglodytique au nom de l'amour-passion fantasque, quand les protagonistes de Si je t'aime…, prends garde à toi et de Rien sur Robert osent tout à trac parler cul avec une impudeur ébranlante, quand ceux de L'Ennui, de Baise-moi et de Romance se mettent à forniquer avec une crudité transgressive n'ayant rien à vraiment envier à celle de L'Empire des sens dans 'le fracas, souligne Catherine Breillat, du trivial et du divin"?
   Le hic, jambon à cornes!, c'est que toute cette offensive permissiviste, tout ce sabordage en règle des tabous, toutes ces chorégraphies — âprement filmées souvent et volontiers commentées à chaud dans le cadre-même des récits — de braquemarts qui gonflent, de zipcouicouis qui mouillent, de trous-de-culs qu'on ramone, qui paraissent inquiéter de plus en plus les fronts nationaux de râclures de sacristie, ne sont manifestement qu'une tempête dans un verre d'Ovomaltine. Pourquoi, pourquoi, ventre de bœuf? Parce qu'il est net comme torchette que Gabriel Aghion, Catherine Corsini, Pascal Bonitzer, Valérie Lemercier, Cédric Kahn, Virginie Despentes, Jean-Paul Cyveyrac, Jeanne Lebrun et Catherine Breillat, quoi qu'ils vivent réellement dans la vie, font un cinéma de petits bourgeois coincés-obsédés s'imaginant assez cruchement faire un tantinet évoluer les mœurs en nous montrant sur toutes leurs coutures des gonzes et des gonzesses s'échinant à transgresser épidermiquement des interdits tout en continuant à cautionner pathétiquement l'échafaudage psycho-économico-social qui génère ces interdits. À aucun moment, en effet, les satané(e)s dévergondé(e)s de ces fictions françaises récentes ne mettent en question leurs rapports personnels d'asservissement à la société du spectacle marchand, au pouvoir hiérarchisé, au culte du travail et du flouze. À aucun moment, ils ne tentent de libérer vraiment leur inconscient, de déverrouiller l'ensemble des désirs spitant en eux, de se déphallocratiser à pleines voiles (ce qui vaut autant pour les trépidantes héroïnes de cette série de films que pour les chauvins mâles s'employant à les triquer) ou de faire couic-couic à tout ce qui les empêche d'être gloupitamment eux-mêmes. À aucun moment dans leurs parties de jambes en l'air effarouchant tant les morpions moralistes, ils n'ont l'air de comprendre quoi que ce soit à l'amour fou, à la vraie complicité affective, à la poésie des dépassements réels, à la subversion féerique. Dans Belle Maman et Le Derrière, on ne s'émancipe homosexuellement que dans l'oseille et l'étalage de luxe. Dans La Nouvelle Eve, on ne se hasarde à déboulonner une épouse bourgeoise aimante bon teint que pour s'y substituer possessivement avec les mêmes œillères. Dans Si je t'aime…, prends garde à toi et L'Ennui aussi, là où il y a défonce amoureuse, il y a ipso facto appropriation privative rageuse (de même qu'il va de soi pour le Carax de Pola X qu'un inceste vraiment assumé doit tragiquement se couronner). Dans Baise-moi, on ne flingue pas les mâles chauvins les plus odieux comme le proposait Valérie Solanas dans son "Scum Manifesto" mais tous les mecs en soi sans procéder à la moindre distinction. Dans Marie-Jo et ses deux amours, il apparaît qu'une pétroleuse ne peut pas aimer profondément deux mimiles à la fois sans que ça ne se barre tragiquement en brioche. Et dans le plus choquant de la bande pour les débris bien pensants, Romance, qui aurait pu être un savoureux conte sadien prônant pour de vrai la jouissance sans entraves dans le renversement de toutes les lois, on ne réussit à libertiner qu'avec des partenaires spongieusement soumis, presque aussi chosifiés que dans le nazifiant Salo de Pasolini. Encore un effort donc, cinéastes fransquillons, pour être des révolutionnaires sexuels comme l'ont été, contre toute attente, il y a quatre ans, la Josiane Balasko de Gazon maudit, ou surtout Nelly Kaplan (La fiancée du Pirate, Néa) et Claude Farraldo (Bof, Themroc) dans le prolongement direct des années-barricades. Et comme l'est aujourd'hui, en cet été 2002, Jacques Nollot avec sa Chatte à deux têtes, un des rarissimes films splendidement libérateurs existant sur les débauches pédérastiques ordinaires et extraordinaires. En attendant les brûlots qui nous mettront vraiment les doigts de pieds en éventail comme pourrait le faire une adaptation fute-fute-fute du Nouveau Monde amoureux de Charles Fourier (réédité chez Stock et aux Presses du Réel), la plus belle invitation de tous les temps à l'éclatement des désirs.

 

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